En quelques années, la clientèle des centres de traitement de la dépendance a radicalement changé de visage. «Avant, personne ne suivait un traitement pour la dépendance à 70 ans parce qu'il avait eu une hernie. On ne voyait jamais la mère de famille diagnostiquée pour le côlon irritable. Aujourd'hui, on voit un changement bord en bord dans notre pratique: c'est monsieur et madame Tout-le-Monde qui a mal au dos et qui a dérapé dans les antidouleurs.»

Les clients que la Dre Marie-Ève Goyer reçoit dans son bureau du Centre de recherche et d'aide pour narcomanes (CRAN) sont de plus en plus souvent à des années-lumière de l'image type du toxicomane, un drogué qui s'injecte de l'héroïne au fond d'une ruelle. «J'ai eu une cliente hôtesse de l'air qui échangeait de petits services avec son voisin âgé qui avait une prescription d'opiacés. Elle descendait ses vidanges, par exemple, et il lui donnait des antidouleurs», illustre-t-elle.

Même au Québec, pourtant bon élève au Canada en ce qui a trait à la prescription de narcotiques, la consommation de médicaments antidouleurs a fait des ravages. Parlez-en à Sarah, qui nous a demandé de changer son nom. La jeune femme a commencé à prendre de la morphine en 2008, à la suite d'un accouchement qui a mal tourné. «Ça m'a complètement scrapé le dos. Et c'est là que le bal des antidouleurs a commencé», raconte-t-elle.

D'opération en opération, les médecins lui prescrivent des antidouleurs de façon quasi continue pendant des années. Avant sa seconde opération au dos, elle s'aperçoit qu'elle ne peut plus se passer de la morphine. «Au début, les médecins t'en prescrivent facilement. Mais un moment donné, ils finissent par voir le danger, et ils paniquent. Ils ne veulent plus t'en prescrire.»

Confronté à une conjointe qui souffre le martyre, le mari de Sarah lui trouve de la morphine sur le marché noir. Pour obtenir d'autres ordonnances, elle consulte d'autres médecins. «Tu deviens rusé, tu prépares ton discours.» Elle se fait prescrire divers produits, toujours plus forts, jusqu'aux timbres de Fentanyl, un puissant opiacé. «Un jour, je suis allée à l'hôpital et ils n'en revenaient pas que je sois sur les timbres: qu'est-ce que tu fais là-dessus? C'est pour les mourants, ces affaires-là!»

Jamais les médecins qui avaient Sarah devant eux n'auraient pu se douter qu'ils avaient affaire à une toxicomane. Coupe de cheveux étudiée, lunettes de designer, la jeune femme au nez mutin, qui a aujourd'hui 39 ans, a le look parfait de la jeune professionnelle.

Ordonnance: méthadone

Sarah a fini par aboutir dans le bureau de la Dre Marie-Ève Morin. «Généralement, quand je reçois un patient, c'est qu'il n'y a plus aucun docteur qui veut les voir. Mais il y a toujours un médecin qui lui a prescrit ces médicaments au départ, sans nécessairement que le patient soit informé des risques... dit la Dre Morin. C'est pathétique! On a créé un problème.»

«Tous les jours, je vois des gens qui ont consulté pour une entorse lombaire et se sont fait prescrire des narcotiques, parfois puissants. Et une partie de ces patients a développé une dépendance. Il y a eu une dérive, c'est clair», dit le Dr Jean-Pierre Chiasson, directeur de la clinique Nouveau départ, où on traite ces nouveaux toxicomanes.

La solution se résume généralement en un mot pour ces patients morphinomanes: la méthadone. «Quand on a parlé de méthadone, je capotais, raconte Sarah. Pour moi, c'était pour les héroïnomanes!» Mais elle a fini par accepter le traitement que lui proposait Marie-Ève Morin. Avec la méthadone, elle a pu arrêter totalement sa consommation de morphine. «Aujourd'hui, je suis clean», dit Sarah.

«Il y a des gens qui ont des emplois, des enfants, qui sont des fonctionnaires et qui viennent chercher leur dose de méthadone chaque semaine à la pharmacie. Personne ne pourrait se douter de ça, même pas leurs voisins», souligne le pharmacien Vincent Roy.

Mais il y a un hic: les médecins québécois doivent obtenir une formation pour avoir le droit de prescrire de la méthadone. Seulement 1% des médecins québécois la détiennent. Peu de praticiens veulent s'occuper de cette clientèle. «Ça fait qu'il y a des listes d'attente d'un an pour la méthadone. Alors les gens ont le temps de déraper solide», fait remarquer la Dre Goyer.

Les patients qui ont développé une dépendance à la morphine sont ainsi pris dans un cercle vicieux: c'est la médecine qui a créé leur problème... et renâcle ensuite à le régler avec le produit qui convient. Une situation aberrante, concluent à l'unisson les Dres Goyer et Morin.

Les médecins spécialistes en dépendances font pourtant tout leur possible pour former leurs collègues afin de dépister et d'aider les narcomanes. Le CRAN, où travaille Marie-Ève Goyer, offre chaque année des séances de formation à des dizaines de médecins. Bien du travail reste à faire, croit la Dre Morin. «Il faut améliorer la formation des médecins en traitement de la douleur chez des patients toxicomanes. C'est complexe, mais essentiel... et ça commence à peine».