Est-il normal que de 5 à 20% des personnes atteintes d'anorexie meurent de ses complications, si l'on en croit Statistique Canada, et qu'on en parle si peu? Est-il acceptable que le Québec ne compte que six lits pour traiter tous les adultes atteints d'anorexie ou de boulimie? Est-il souhaitable qu'on en vienne à proposer à des gens d'ici d'aller se faire traiter gratuitement à New York?

Ce sont quelques-unes des questions que pose Laurence Doucet, âgée de 22 ans, qui raconte s'être sentie carrément coupable d'occuper pendant huit semaines l'un des six lits de l'hôpital Douglas spécialisés dans le traitement des troubles alimentaires. «Dans mon département, il y avait une fille qui avait attendu sept mois à l'hôpital Notre-Dame avant d'avoir sa place à l'hôpital Douglas et une autre qui avait attendu quatre mois à l'hôpital Pierre-Boucher. Et moi, j'ai passé cinq semaines dans une unité non spécialisée dont je suis sortie sans avoir pris un seul kilo.»

Au nom de toutes celles qui sont toujours sur des listes d'attente, elle tient aujourd'hui à dire toute son indignation devant le peu de ressources spécialisées.

À son plus bas, Laurence a pesé 38 kilogrammes. Son régime composé surtout de laxatifs et d'amphétamines - «pour me donner de l'énergie» - l'a conduite à maintes reprises aux urgences.

Après avoir passé huit semaines à l'hôpital Douglas, elle a demandé sa sortie. Elle demeure très fragile. «Je suis partie en étant convaincue que j'allais rechuter et que j'allais mourir d'anorexie.»

Deux semaines plus tard, elle tient le coup. «Je n'ai perdu qu'un demi-kilo, ce qui n'est pas alarmant», dit-elle.

 Elle compte néanmoins toujours le nombre de calories précis qu'elle ingurgite, elle continue de mesurer ses aliments et elle ne voit pas le jour où elle aimera mieux prendre une part de gâteau qu'une branche de céleri.

Une maladie qui reste

L'anorexie, dit-elle, est loin d'être une maladie qui passe avec l'adolescence. Elle-même en est atteinte depuis l'âge de 15 ans et plusieurs en meurent, rappelle-t-elle. En moyenne, selon une étude menée en 2007 (par Hudson et coll.), les personnes atteintes en souffrent pendant 8,3 ans.

Dans ces conditions, comment se fait-il que les soins spécialisés pour les adultes soient si rares? demande-t-elle.

Chef du service des troubles alimentaires de l'hôpital Douglas et professeur titulaire de psychiatrie à l'Université McGill, le docteur Howard Steiger ignorait que Laurence Doucet entendait lancer ce cri d'alarme. «J'appuie son message et j'espère qu'il sera entendu, dit-il. Nous avons effectivement besoin de plus de programmes spécialisés.»

Cela dit, insiste-t-il, il ne faut surtout pas que les personnes en crise en concluent qu'elles n'ont nulle part où aller. «Quand la situation est critique, on voit les personnes en deux jours. S'il n'y a pas toujours un lit spécialisé disponible tout de suite, on peut hospitaliser la personne dans un autre département.»

Oui, admet-il, les besoins sont énormes et la liste d'attente pour être évalué par l'hôpital Douglas est de six mois.

Cela ne veut pas dire pour autant que la solution passe par beaucoup plus de lits. En matière de troubles alimentaires, relève-t-il, l'hospitalisation est loin d'être toujours la meilleure solution. L'hôpital Douglas propose donc aussi un suivi en centre de jour, ce qui lui permet de voir 15 autres personnes.

Le docteur Howard Steiger croit aussi beaucoup au partage d'expertise. Son idée, c'est de former des gens un peu partout au Québec pour que des services non spécialisés dans les troubles alimentaires soient mieux outillés pour soigner des personnes qui en souffrent.

Des lacunes

Laurence Doucet sait tout cela, mais elle demeure très sceptique. Va pour le partage d'expertise, dit-elle, «mais concrètement, même si l'on donne une formation à quelqu'un dans un CLSC ou un hôpital en région, ça ne nous donne pas pour autant davantage de traitements spécialisés».

Le problème avec le centre de jour, par ailleurs, «c'est qu'on y va seulement quatre jours par semaine. La fin de semaine, les filles ne mangent rien et reviennent amaigries au centre. Alors toi, si tu as mangé et gagné du poids, tu te sens démotivée et mal à l'aise par rapport aux autres».

Un séjour dans un service non spécialisé, par ailleurs, ne fait souvent que retarder le processus de guérison, à son avis. «Quand j'y étais, on m'apportait de l'Ensure, je le jetais dans les toilettes et le personnel n'y voyait que du feu.»

Quand on est très malade, un suivi spécialisé et personnalisé est impératif, selon elle, et elle trouve fort dommage que l'état d'une personne doive être critique pour qu'une prise en charge adéquate soit possible.

«On nous propose même d'aller à New York, au centre médical de l'Université Columbia, où l'on nous soigne gratuitement si l'on accepte de faire partie d'une étude. Personnellement, ma mère étant très malade, je n'avais pas envie de m'éloigner.»

«C'est très grave, l'anorexie, rappelle Laurence Doucet. On en meurt souvent et les gens qui sont atteints font très souvent des tentatives de suicide. Il faudrait qu'on se le dise davantage.»