Chaque jour, les pharmaciens doivent composer avec des pénuries de médicaments. Et ils n'en peuvent plus. Un jour ou l'autre, il y aura des morts, préviennent-ils.

«Tôt ou tard, à force de vivre avec ces risques-là, on s'expose éventuellement à ce qu'il y ait des cas dramatiques qui surviennent. On est en 2014, en Amérique du Nord, au Québec, et on doit rationner les médicaments. Quelque chose ne fonctionne pas», affirme François Paradis, président de l'Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES).

Quand un médicament n'est pas accessible, les professionnels de la santé disposent parfois de solutions de rechange. Mais le patient ne reçoit pas le «traitement optimal» parce que ce deuxième choix peut commencer à agir moins rapidement ou causer des effets secondaires.

Dans certains cas, il n'existe tout simplement pas d'autre médicament, ce qui peut entraîner le report de certaines interventions médicales ou l'aggravation de l'état de santé des malades.

«Le patient endure les effets de ces pénuries. En fin de compte, c'est lui qui est pris en otage. Comme professionnels de la santé, on tente de crier et de dénoncer, mais s'il y a une complication, c'est mon patient qui va l'avoir», déplore le président et directeur général du Collège des médecins du Québec, le Dr Charles Bernard. «On le sait qu'il y a une catastrophe qui nous pend au bout du nez.»

Les pénuries de médicaments se sont accentuées au milieu des années 2000. Elles durent aussi plus longtemps, analyse Jean-François Bussières, chef du Département de pharmacie et de l'Unité de recherche en pratique pharmaceutique au CHU Sainte-Justine, qui compile les données à ce sujet.

Le problème est particulièrement criant dans les hôpitaux. Le tiers des médicaments en pénurie sont des médicaments injectables, généralement destinés à des soins critiques.

Les pharmacies privées ne sont pas en reste. Chaque jour, des patients repartent les mains vides parce que leur pharmacien n'a pas le médicament dont ils ont besoin, révèle un sondage express mené auprès de pharmaciens communautaires le 23 janvier dernier, dont les données ont été révélées à La Presse.

Éviter une crise

La situation a été particulièrement difficile en 2011-2012. Un total de 1081 médicaments avaient alors fait l'objet d'une pénurie.

À cette époque, l'entreprise Sandoz avait dû interrompre certaines de ses activités à son usine de Boucherville pour se conformer à des demandes de la Food and Drug Administration (FDA). Elle avait aussi été le théâtre d'un incendie.

Sandoz a encore aujourd'hui certains problèmes d'approvisionnement, mais la situation s'améliore, a indiqué la porte-parole de l'entreprise, Claudine Renauld, dans un courriel répondant à nos questions.

«Nos activités de remédiation amorcées à notre usine au début de 2012 ont nettement progressé. La production est en progression constante. Ainsi, le nombre de produits injectables dont l'approvisionnement est contrôlé ou qui sont temporairement en rupture est à la baisse. Nous espérons revenir à un approvisionnement normal au cours de ce premier semestre.»

Pour éviter de revivre une telle crise, l'Ordre des pharmaciens, le Collège des médecins, l'Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec et l'Association québécoise des pharmaciens propriétaires ont produit conjointement un rapport en 2012 sur l'impact des pénuries.

Mais leurs recommandations, destinées principalement aux gouvernements et aux entreprises pharmaceutiques, sont pratiquement restées lettre morte.

Excédés, ils viennent de réactiver le dossier et se rencontreront dans les prochains jours pour discuter de la suite des choses.

Québec avait aussi créé une cellule de crise avec le ministère de la Santé et les professionnels du réseau, mais son pouvoir reste limité. C'est le fédéral qui a autorité lorsqu'il est question de médicaments.

Les entreprises pharmaceutiques estiment pour leur part que la situation est maîtrisée.

«C'est clair qu'il y a des problématiques de rupture d'approvisionnement. Il faut trouver des solutions», reconnaît Frederic Albero, directeur Québec de RX&D - les compagnies de recherche pharmaceutique au Canada.

«Mais il faut faire attention avant de dresser un portrait. Il est trop tôt pour se prononcer sur la fréquence du problème et les durées», prévient-il.

Les causes de ces pénuries sont multiples: délocalisation des marchés, difficulté de trouver la matière première, problème de qualité qui force une interruption dans une usine de production, et concurrence d'un marché désormais mondial.

Les entreprises ont mis beaucoup d'efforts pour prévenir les ruptures d'approvisionnement, souligne de son côté Daniel Chagnon, directeur Québec de l'Association canadienne des médicaments génériques.

Beaucoup d'argent a été investi pour former le personnel et s'assurer de la qualité sur les chaînes de production.

Il reste que le marché a changé, explique-t-il. «Il y a plus de joueurs parce qu'il y a plus de médicaments, mais ils sont plus spécialisés, ce qui entraîne en fin de compte un rétrécissement du nombre de joueurs. Lorsqu'il arrive une situation [une pénurie], l'alternative est plus longue à trouver.»

Une gestion compliquée

Un médicament qui n'est pas sur le marché ou qui fait l'objet d'une restriction peut provoquer

des conséquences graves pour les patients. C'est un véritable casse-tête pour les professionnels

de la santé, qui doivent trouver une solution de rechange. Voici trois exemples récents.

Melphalan

Médicament notamment administré dans le cas d'une greffe de moelle osseuse. Le patient subit d'abord une chimiothérapie à dose très élevée et de la radiothérapie, de façon à détruire les cellules de la moelle osseuse. Les médecins implantent ensuite des cellules saines et procèdent à la greffe. Le Melphalan est administré par la suite. Sans ce médicament, des greffes de moelle osseuse ont dû être reportées, indique le président de l'Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES), François Paradis.

Caféine injectable

Fréquemment utilisée pour traiter les bébés prématurés afin de stimuler les fonctions respiratoires. La compagnie a fait savoir qu'elle prévoyait en manquer avant les Fêtes. Le produit était toutefois offert aux États-Unis. Anticipant une pénurie et des délais d'approvisionnement, des pharmaciens ont demandé à Santé Canada l'autorisation de s'en procurer aux États-Unis en vertu du Programme d'accès spécial. L'organisme a refusé parce qu'à ce moment, les stocks n'étaient pas totalement écoulés à l'hôpital, relate M. Paradis. «On ne peut pas se permettre dans un établissement pédiatrique d'être 48 heures sans ce médicament parce que si un prématuré naît, il n'y a pas d'autres alternatives.»

Flecaïnide

Médicament fréquemment prescrit par les cardiologues pour prévenir et traiter l'arythmie cardiaque. Le médicament n'est plus accessible depuis le mois de janvier et il n'existe aucune autre option. Les patients dont l'état est stabilisé avec ce médicament doivent impérativement revoir leur médecin spécialiste afin qu'il prescrive un autre traitement, ce qui peut entraîner des complications dans leur état de santé.

Lorazepam

Sous forme injectable, il est administré à des patients qui sont victimes de crises convulsives. Ce médicament fait l'objet d'une allocation, c'est-à-dire que les hôpitaux ont le droit d'acheter des quantités limitées, déterminées par la compagnie. Toutes les doses sont donc réservées pour les patients qui font des crises convulsives et ne peuvent plus être utilisées pour d'autres problèmes, comme les sevrages alcooliques. Une autorisation exceptionnelle a dû être réclamée récemment par un hôpital pour traiter un patient en sevrage alcoolique avec ce médicament, car aucun autre traitement n'avait fonctionné, relate M. Paradis.

Inquiétudes concernant la qualité de médicaments

Trois rapports d'incidents successifs diffusés par Santé Canada au cours des dernières semaines sonnent l'alarme et suscitent de l'inquiétude chez les professionnels de la santé quant à la qualité de certains médicaments.

Un rapport d'incident en provenance de Sandoz est d'abord entré en novembre. Un autre a suivi quelques jours avant Noël, puis un troisième vers la mi-janvier. Ces avis diffusés par Santé Canada mettaient en garde les professionnels de la santé contre la «présence possible de particules» dans des fioles de verre contenant des produits liquides injectables produits par la compagnie Sandoz.

L'entreprise a noté la présence possible de particules de carbone inerte dans des fioles qui n'ont pas été mises en marché, explique la porte-parole de Sandoz, Claude Renault, dans un courriel envoyé à La Presse. Le problème concernait les fioles de verre et non pas leur contenu, précise-t-elle.

De «façon préventive et conformément à la marche à suivre», Sandoz en a informé les professionnels de la santé. Du même coup, l'entreprise leur rappelait tout de même de procéder à une inspection visuelle.

Le dernier avis diffusé à la mi-janvier se voulait un résumé de la situation et permettait à Sandoz de conclure qu'aucun défaut de particules n'avait été observé dans les lots distribués sur le marché canadien, mentionne Mme Renault.

Mais l'avis rappelait encore aux pharmaciens de procéder à une inspection visuelle «puisque la présence possible de particules ne pouvait pas être exclue».

Au total, quelque 140 produits différents ont été visés par ces avis. «Sandoz Canada a mis en place des mesures correctives et préventives appropriées afin de remédier à cette situation. Nous sommes en transition pour la production des produits injectables liquides en utilisant des fioles de verre non affectées», a expliqué Mme Renault.

Sur le terrain, ces trois rapports d'incidents survenus en quelques semaines ont toutefois semé des doutes et des inquiétudes chez les professionnels de la santé.

«C'est une procédure normale dans notre travail de procéder à une inspection visuelle, mais ce qui n'est pas normal, c'est qu'un fabricant se sente obligé de nous le rappeler», lance le président de l'Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec, François Paradis.

«Ces avis sèment l'inquiétude chez le pharmacien par rapport à la qualité des produits qu'on nous envoie et donnent nettement l'impression qu'ils sont en train de nous transférer la responsabilité sur les épaules», ajoute M. Paradis.

Une impression partagée par Jean-François Bussières, chef du Département de pharmacie et de l'Unité de recherche en pratique pharmaceutique au CHU Sainte-Justine et aussi président du comité des pharmaciens chez Sigma Santé. «Ça crée de l'inquiétude, dit-il. Il faut pouvoir faire confiance à une chaîne de production.»

Photo: Hugo-Sebastien Aubert, La Presse

Façade de l'usine de Sandoz à Boucherville.