L'un des plus importants investissements dans le milieu de la santé au Québec, le Dossier clinique informatisé (DCI), échappe en grande partie au processus d'appel d'offres. Dans différentes régions, le développement du DCI, qui coûtera au final près de 1 milliard, est confié automatiquement à la société Telus, aux termes d'une «clause de réplication» qui ne serait plus permise aujourd'hui.

Entre 2009 et 2012, les agences de santé de Montréal, du Saguenay, de Lanaudière, de Laval et des Laurentides ont tour à tour opté pour le projet OACIS de Telus, en profitant d'une «clause de réplication» qui ne pourrait être utilisée aujourd'hui, selon le Conseil du Trésor.

Une fois implanté, le DCI permettra de remplacer les dossiers classiques des patients par des dossiers virtuels. À terme, ces dossiers pourront être partagés sur tout le territoire du Québec par le Dossier santé Québec.

Dans la grande région de Montréal, seule l'Agence de la santé de la Montérégie ira en appel d'offres pour son DCI, a appris La Presse. «L'appel d'offres devrait être publié au cours des prochains mois», confirme la porte-parole de l'Agence, Chantal Vallée.

Une source bien au fait du dossier mentionne qu'en Montérégie, il était «impensable» de ne pas procéder par appels d'offres, alors qu'il existe d'autres solutions que le produit OACIS.

D'autres choix

Outre le produit OACIS, quatre projets de DCI existent au Québec. L'Agence de l'Estrie a implanté le DCI Ariane de la société QuadraMed dès 2008 pour environ 17 millions. Selon le porte-parole de l'Agence, Yan Quirion, le projet Ariane pourrait également être utilisé dans d'autres régions.

À Trois-Rivières et à Lévis, on a adopté le DCI Purkinje en 2004 au coût de 1,6 million par année.

À Québec, le Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ) a développé le DCI Cristal-Net dès 2002 pour 10 millions. Le CHUQ a signé un contrat avec Bell permettant à la firme d'exporter le logiciel. Quelques établissements ont adopté le produit, notamment en Gaspésie.

Une clause controversée

Le DCI OACIS a été développé en 2004 par le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM).

Initialement, les deux institutions avaient lancé un appel d'offres pour se doter d'un DCI. Neuf entreprises avaient déposé des soumissions, dont Ariane et Crystal-Net. Mais c'est Dinmar (rachetée ensuite par Émergis, puis par Telus), qui a remporté l'appel d'offres avec son projet OACIS. «C'était le projet qui répondait le plus à notre réalité économique et à nos besoins», résume le Dr Luc Valiquette, chef clinicien-conseil de la transition technologique au CHUM.

Dans cet appel d'offres initial, une clause de «réplication» avait été incluse pour permettre à d'autres établissements de se procurer le logiciel OACIS sans aller en appel d'offres. L'existence d'une telle clause surprend Marie-Claude Prémont, juriste de l'École nationale d'administration publique qui se spécialise en santé. «Je n'ai jamais vu ça», dit-elle.

À l'époque, la loi permettait ce genre de manoeuvre. Mais la Loi sur les contrats des organismes publics (LCOP) a été modifiée en 2008. Et aujourd'hui, une telle clause ne serait plus permise. «Si le projet était lancé aujourd'hui [...] les organismes publics participant à un tel projet devraient être identifiés avant le lancement de l'appel d'offres pour profiter des mêmes conditions contractuelles», explique Johanne Bastarache, du Conseil du Trésor.

C'est dire que les agences de la santé ne pourraient décider une à une de se joindre à cet appel d'offres comme elles l'ont fait.

Interrogé à savoir si le gouvernement s'assure d'obtenir le meilleur prix pour ses DCI, même si plusieurs régions ne procèdent pas par appel d'offres, le ministère de la Santé répond que «chaque agence est responsable et imputable du choix de son DCI et de la façon de l'acquérir».

D'abord un système unique

Selon l'ancien président de l'Agence de la santé de Montréal, David Levine, la clause de réplication a été incluse au départ pour encourager les entreprises à soumissionner. «Ça a permis à des compagnies de réaliser qu'il y avait du potentiel dans ce secteur d'activité», dit-il. «Le bénéfice d'avoir un système unique à Montréal était plus grand que de laisser cours à la libre concurrence», ajoute le Dr Valiquette. «On ne peut pas demander aux cliniciens, qui se promènent d'un établissement à l'autre, de maîtriser des systèmes différents. Ça leur ferait perdre trop de temps.»

Pas de dépenses additionnelles, dit Telus

Chez Telus, la porte-parole Jacinthe Beaulieu estime qu'OACIS s'impose notamment parce qu'il «s'intègre aux nombreux systèmes des différents établissements de santé et s'adapte aux particularités des multiples régions et environnements». «Déployer OACIS ne nécessite généralement aucun remplacement d'infrastructure ou d'applications existantes, évitant ainsi des dépenses additionnelles», dit Mme Beaulieu, qui ajoute que le produit est «bilingue» et utilisé par plusieurs établissements à travers le monde depuis plus de 15 ans.

Le Dr Valiquette affirme qu'OACIS est effectivement un «outil très performant» qui «évolue sans cesse en répondant aux besoins des cliniciens».

«Je ne crois pas qu'il faut qu'OACIS ait le monopole au Québec. Mais je crois qu'on se tirerait dans le pied en forçant les agences à avoir recours à des appels d'offres pour leur DCI», dit-il. Car selon le Dr Valiquette, le danger serait qu'un joueur externe «dépose une soumission ridiculement basse et irréaliste».