Lasse du système de santé québécois qui n'a pas été en mesure de déterminer de quoi elle souffrait, une patiente s'est envolée vers son pays natal, le Liban, où elle a reçu le diagnostic fatidique: cancer du pancréas en phase terminale. Son mari et ses cinq enfants veulent aujourd'hui comprendre pourquoi une dizaine de visites chez le médecin et aux urgences n'ont pas été suffisantes pour dépister sa maladie, qui l'a emportée en décembre dernier, à l'âge de 52 ans. Ils ont porté plainte au Collège des médecins, qui a ouvert une enquête.

Depuis la mort de sa femme, Abdul-Hamid Sinno dort sur le divan. Lorsqu'il pousse la porte de sa chambre, il y voit encore sa femme alitée qui combat un mal que ni son médecin de famille ni une poignée d'urgentologues ne sont parvenus à diagnostiquer. Durant près de deux ans, Sawssane Naamani a souffert de terribles maux de dos et de ventre. Elle perdait du poids, souffrait de constipation et d'insomnie.

De l'avis de plusieurs experts, le cancer du pancréas est le cancer le plus sournois et le plus difficile à diagnostiquer, puisque les patients sont souvent asymptomatiques. Or, dans l'année précédant son diagnostic, Mme Naamani s'est rendue à de nombreuses reprises chez son médecin et à l'hôpital pour d'intenses douleurs au ventre et au dos, comme l'indique son dossier médical, que la famille a remis à La Presse.

Elle a consulté son médecin de famille à sept reprises entre juillet 2011 et mai 2012. L'omnipraticien a fini par soupçonner qu'elle souffrait peut-être d'un cancer du côlon et l'a dirigée vers l'hôpital Santa Cabrini pour une colonoscopie. Elle ne la passera jamais, puisque la date de rendez-vous a été donnée à son retour du Liban.

Dans les mois qui ont précédé son diagnostic, elle s'est aussi présentée à trois reprises aux urgences de l'hôpital Santa Cabrini - en avril, mai et juin 2012. Elle a aussi visité des cliniques externes de l'hôpital à trois reprises, entre septembre 2011 et avril 2012, notamment pour traiter un problème de diabète.

Elle a également subi des examens en radiologie. En mars 2012, un examen radiologique de l'oesophage, de l'estomac et de l'intestin n'a révélé aucune anomalie. En avril 2012, un second examen a révélé que son coeur et ses poumons étaient en santé.

Mais la douleur ne passait pas. Sawssane Naamani et Abdul-Hamid Sinno étaient insatisfaits de ne pas en connaître la cause. Exaspéré, le couple s'est envolé en juillet 2012 vers le Liban. Elle souffrait alors d'une jaunisse. C'est dans leur pays natal, qu'ils ont quitté en 1987, qu'un médecin leur a confirmé le pire: cancer du pancréas en phase terminale. Un examen de tomodensitométrie (scan) a révélé qu'une tumeur grosse comme une balle de tennis s'est logée dans son pancréas et que des métastases se sont formées au foie. Son cas est inopérable.

Dès son retour, elle a subi des examens à l'hôpital Royal Victoria, qui ont confirmé le diagnostic. Cinq mois plus tard, le 2 décembre dernier, elle est morte aux urgences de l'hôpital Santa Cabrini.

La famille sous le choc

«Est-ce que c'est normal qu'une Canadienne qui paye des taxes doive aller outre-mer pour vérifier quelle sorte de maladie elle a?», a demandé Abdul-Hamid Sinno lorsque La Presse l'a rencontré à son domicile de l'arrondissement de Saint-Laurent. «Là-bas, le diagnostic a pris 24 heures. Le médecin libanais a dit: "je ne peux pas croire que vous êtes Canadienne!"»

«Les médecins là-bas étaient tous choqués», ajoute sa fille Farah Sinno, 29 ans. «Ils nous ont dit que ça faisait environ deux ans qu'elle avait le cancer. Oui, c'est vrai, le cancer du pancréas est difficile à diagnostiquer, mais le médecin au Liban a dit qu'au moment où il l'a découvert, il lui restait seulement quatre mois de survie, alors que si on l'avait attrapé dès le début, elle aurait peut-être eu une chance de vivre cinq ans de plus.»

Selon un document remis à la famille Sinno, une enquête a été ouverte par le syndic du Collège des médecins pour déterminer si le médecin de famille de Sawssane Naamani a agi contrairement à son code de déontologie. Ce dernier sera interrogé, indique la lettre. «Il faut faire attention de ne pas tirer de conclusions hâtives, prévient toutefois Leslie Labranche, coordonnatrice aux relations publiques du Collège des médecins. L'an dernier, plus de 200 médecins ont été rencontrés afin d'obtenir plus d'explications sans que le syndic ait conclu qu'il y a eu faute.» Le Collège ne confirme pas l'identité des médecins qui font l'objet de l'enquête. Mme Labranche a toutefois précisé que l'omnipraticien n'a pas d'antécédents disciplinaires.

La famille a aussi porté plainte à la commissaire locale aux plaintes et à la qualité des services de l'hôpital Santa Cabrini. Cette dernière a demandé plus de détails sur la cause.

Le médecin de famille se défend

Le médecin de famille de Sawssane Naamani affirme que sa patiente ne s'est jamais présentée avec des symptômes aigus pouvant laisser croire qu'elle souffrait d'un cancer du pancréas. Il indique avoir soupçonné qu'elle souffrait peut-être d'un cancer du côlon et qu'en vertu d'une entente avec l'hôpital Santa Cabrini, sa patiente aurait dû avoir une colonoscopie dans un délai de quelques semaines. Si les résultats avaient été négatifs, il aurait ensuite poursuivi son investigation médicale.

Le médecin de Sawssane Naamani est lui-même d'origine libanaise et a pratiqué dans ce pays de 1995 à 2000. «Le système privé au Liban, c'est un peu la jungle. Comme toute entreprise privée, chacun veut les patients pour lui. On fait tout pour le patient là-bas. Souvent, il y a beaucoup d'exagérations. Là-bas, ce n'est pas permis pour le médecin de manquer un diagnostic, que ce soit par incompétence ou même si c'est quelque chose de rare que le médecin n'est même pas censé y penser», a affirmé l'omnipraticien, que La Presse a décidé de ne pas identifier, puisque le syndic du Collège des médecins étudie toujours le dossier.

«Là-bas, ils font des scans à tout le monde, a-t-il ajouté. Je ne veux pas dénigrer le travail que les médecins font au Liban, loin de là. Mais c'est un système privé. Alors si le patient arrive et demande un scan, ils vont faire passer un scan. C'est lui qui paye.»

À l'hôpital Santa Cabrini, le directeur des communications Rocco Famiglietti n'a pas été en mesure de commenter le dossier puisqu'il est entre les mains de la commissaire.

«Ce n'est pas la première fois que j'entends des histoires comme celle de ma mère», déplore Mohammed Sinno, 28 ans. «Il y a de plus en plus de membres de la communauté libanaise qui, lorsqu'ils sont malades, décident d'aller voir un médecin au Liban. Pourquoi? C'est la grande question.»