Micheline Lassonde se souvient encore du regard dément du patient qui s'est jeté sur elle.

«Il avait quelque chose de dangereux dans les yeux. Tout de suite, je me suis dit: il ne faut pas qu'il me touche», raconte l'infirmière au département de psychiatrie de l'hôpital Charles-Le Moyne, sur la Rive-Sud de Montréal.

Il était 15 h 15. L'heure du changement de garde. Mme Lassonde était assise seule au poste des infirmières, où elle rédigeait son rapport de la journée. Un des préposés de service était dans la chambre d'un malade. L'autre faisait une ronde.

«Soudainement, j'ai senti une présence dans mon dos. Je me suis retournée juste à temps pour le voir arriver, les bras tendus vers moi, pour m'étrangler.»

L'homme d'une quarantaine d'années s'était glissé dans l'enceinte du poste et bloquait la seule issue. «J'étais assise sur une chaise à roulettes, alors je me suis propulsée contre le mur pour ne pas perdre l'équilibre. J'ai levé la jambe et les bras pour le bloquer et j'ai hurlé de toutes mes forces. Ils m'ont entendue à l'autre étage.» Ses collègues sont arrivés juste à temps pour maîtriser le patient. Il a été placé en isolement.

Victimes ou témoins d'un acte violent

L'histoire paraît extrême, mais elle ne l'est pas. Du moins, pas dans le milieu de la santé et des services sociaux. Plus des trois quarts des employés qui y travaillent auraient été victimes ou témoins d'au moins un acte violent dans leur milieu de travail au cours de la dernière année - et le quart d'entre eux d'une agression grave -, selon un récent sondage réalisé en ligne par le Centre d'étude sur le trauma de l'hôpital Louis-H.-Lafontaine et l'Association paritaire pour la santé et la sécurité du travail du secteur affaires sociales (ASSTSAS), auprès de 602 travailleurs d'un peu partout au Québec. En moyenne, les travailleurs, du professionnel au cadre en passant par le concierge, sont confrontés à 14 épisodes de violence en un an. Dans 80 % des cas, l'agresseur est un patient masculin.

«C'est beaucoup, mais on n'est pas surpris», dit Yves Proulx, conseiller à l'ASSTSAS. D'autres études récentes vont d'ailleurs dans le même sens. Selon une enquête menée en 2005 par Statistique Canada, un peu plus d'une infirmière sur quatre déclare avoir déjà été agressée physiquement par un patient. Pour le Canada, le chiffre grimpe à une sur deux en centre d'hébergement et de soins de longue durée. Un autre sondage, réalisé en 2000 par l'Association des infirmières et infirmiers d'urgence du Québec, indique que 86 % des répondants avaient été victimes d'une agression physique ou verbale au cours de l'année précédente.

«C'est un milieu où ça brasse plus qu'on pense et ça ne s'améliore pas, déplore M. Proulx. Il y a une certaine lourdeur dans les établissements. Les gens ne sont pas patients, pas tolérants.» Selon lui, il est fréquent que des employés se fassent insulter, pousser, mordre, pincer ou cracher dessus. «Ce n'est pas de la violence grave, mais à la longue, il y a un effet d'accumulation.»

Et il y a les agressions plus sérieuses, comme celle vécue l'an dernier par le préposé aux bénéficiaires Stéphane Poissant, lui aussi employé de l'aile psychiatrique de l'hôpital Charles-Le Moyne. «Un patient s'est rué sur moi et m'a donné neuf coups de poing à la tête», raconte-t-il. Résultat: traumatisme crânien. Il a été en arrêt de travail pendant deux semaines.

Évidemment, le domaine de la psychiatrie, où travaille M. Poissant, est particulièrement à risque. Mais ce n'est pas le seul. Les urgences, par exemple, sont aussi un lieu propice aux agressions. «Avec les années, on y reçoit plus de patients psychiatrisés ou intoxiqués. Ça complexifie les soins», note Yves Proulx. Aussi dans la mire: les centres jeunesse, les centres d'hébergement pour personnes lourdement handicapées et les résidences de soins prolongés pour les personnes âgées, où la clientèle est souvent confuse.

La peur de dénoncer

Selon le sondage de l'ASSTSAS, la très grande majorité (84 %) des employés considèrent que la violence n'est pas normale dans leur milieu de travail. Pourtant, beaucoup hésitent à dénoncer. «Les employés sont dans une situation délicate à cause de leur relation patient-soignant. Ils ont tendance à mettre l'agression sur le dos de la maladie, explique le psychologue Stéphane Guay, directeur du Centre d'étude sur le trauma. Les victimes se disent: ce n'est pas sa faute s'il m'a frappé. Il est malade.»

Cette banalisation, Yves Proulx l'a aussi remarquée. «Certains essaient de nier ce qui leur est arrivé. D'autres se taisent parce qu'ils ont l'impression d'être les seuls à se plaindre ou croient qu'on va leur répondre que ce qui est arrivé est leur faute.» Le tiers des victimes craignent d'être jugées par leurs collègues ou leurs patrons en dénonçant l'agression, révèle l'enquête  de l'ASSTSAS.

Micheline Lassonde, elle, n'a pas eu peur de se faire entendre. Le lendemain de l'agression, lorsqu'elle est rentrée au travail, elle a constaté avec beaucoup d'inconfort que le patient qui avait tenté de l'étrangler circulait de nouveau librement dans l'unité psychiatrique. «Je n'étais pas à l'aise du tout de l'avoir dans les parages.» Elle a contacté le psychologue, qui l'a fait placer en isolation. Elle a aussi déposé une plainte à la police, afin que l'incident soit officiellement consigné dans le dossier du patient. Ce dernier a d'ailleurs été transféré à l'Institut Philippe-Pinel.

«Il m'a attaquée parce qu'il est malade, mais son geste reste une agression et on ne peut pas tolérer ça. Il faut protéger les travailleurs, et il faut protéger les patients d'eux-mêmes. Ils ne seront pas plus avancés s'ils tuent quelqu'un. J'aurais pu y laisser la vie. Je n'ai pas pris ça à la légère.»

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Une formation pour gérer les crises

Depuis la fin des années 90, les employés des milieux «à haute dangerosité» (unités de psychiatrie, urgences, centres de protection de la jeunesse...) reçoivent obligatoirement une formation pour mieux gérer les crises de leurs patients. La mise en place de cette formation, baptisée Oméga, a été demandée à l'époque par un regroupement d'établissements à vocation psychiatrique, particulièrement sujets à des événements violents.

Dans le cadre de la formation de quatre jours, les employés apprennent à mieux déceler les signes avant-coureurs d'une crise et à intervenir en équipe en limitant les contacts physiques pour contrer une situation d'agressivité. «Ça crée un climat de confiance, estime Micheline Lassonde, infirmière et formatrice Omega. Au lieu de voir des gens se ruer sur lui pour le maîtriser, le patient qui se désorganise voit une équipe solide qui essaie de l'aider, dit-elle. Avec cette technique, on fait moins d'interventions physiques. On a donc moins de risques de se blesser.» La même formation est parfois offerte aux employés d'autres départements, mais l'employeur n'y est pas tenu.

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Des employés mal outillés pour réagir aux agressions

Les établissements de santé n'en font pas assez pour assurer la sécurité de leurs employés, affirme Régine Laurent, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ).

«Là, on dépasse les limites. Sur papier, tous les établissements ont une politique de tolérance zéro et adoptent toutes sortes de mesures de prévention. Mais, dans les faits, si autant d'employés (un sur trois) hésitent à dénoncer, c'est que tout ça n'est vrai que sur papier», dit Mme Laurent, dont le syndicat représente près de 60 000 employés du réseau. «Lorsque les gens déclarent les actes violents, ils font remettre leur jugement clinique en question. On leur dit: «Êtes-vous certain d'avoir fait la bonne intervention?» Après ça, les gens se taisent. Dans un milieu où les risques sont plus élevés, il faut des mesures de sécurité réelles et performantes, ce qui n'est pas le cas en ce moment.»

Les chiffres tendent à lui donner raison. Selon le sondage conjoint du Centre d'étude sur le trauma de l'hôpital Louis-H.-Lafontaine et de l'Association paritaire pour la santé et la sécurité du travail du secteur affaires sociales, 65% des travailleurs estiment ne pas avoir les outils nécessaires dans leur milieu de travail pour faire face à la violence physique. Environ la moitié des répondants disent ne pas avoir le soutien de leurs collègues ou de leur employeur. Un nombre équivalent semble ne pas savoir que leur établissement a une politique de tolérance zéro.

«La violence ne fait pas partie de la job, martèle Régine Laurent, qui constate une augmentation des agressions depuis quelques années. Quand les gens attendent 12, 15 ou 18 heures pour voir un médecin, on étire l'élastique. Ça favorise l'exaspération chez les patients.»

À l'Association québécoise d'établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), on voit les choses autrement. «La violence existe, mais les établissements sont au courant et ils prennent des mesures, dit Pierre Gingras, directeur des ressources humaines. Tout le monde a une politique de tolérance zéro et un processus de plaintes et d'enquêtes», dit-il.

Il réfute vivement les allégations de la FIQ et les résultats du sondage, selon lesquels il est mal vu pour les employés de dénoncer un acte violent. «Au contraire, c'est encouragé. Même si l'agression n'est pas grave, il faut en parler. Sinon, on ne pourra pas agir. L'employeur doit prendre ça au sérieux», dit-il.

M. Gingras convient toutefois qu'il y a peut-être un manque de communication entre les directions et leurs employés, ce qui, selon lui, expliquerait la perception des travailleurs à l'égard des mesures de soutien offertes. «Il nous faudra revenir à la charge constamment», dit-il.

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Des exemples d'actes violents

Les cas d'agressions s'accumulent dans les établissements de santé du Québec. La Presse en a recensé plusieurs en écumant les jugements de la Commission des lésions professionnelles et de la Commission de la santé et de la sécurité du travail. En voici quelques exemples.

Novembre 2010

Une technologue en radiodiagnostic de l'Hôpital général juif de Montréal s'est disloqué un doigt après qu'un patient s'y est agrippé de toutes ses forces durant plus d'une minute, sans qu'elle puisse se libérer. Son état s'est dégradé. Cinq mois plus tard, elle a dû subir une reconstitution de la plaque palmaire et un transfert de tendons. Elle a ensuite dû suivre des traitements d'ergothérapie, porter un gant compressif et une orthèse.

Juillet 2010

Une préposée aux bénéficiaires de l'hôpital du Haut-Richelieu s'est fait agripper par un patient pendant qu'elle lui prodiguait des soins d'hygiène. Le malade lui serrait les mains de toutes ses forces et refusait de la lâcher. Au lendemain de l'agression, elle avait toujours mal. Un médecin a diagnostiqué une contusion au bras droit, puis une tendinite au poignet droit. Quelques mois plus tard, le médecin a tranché: c'est finalement une déchirure du ligament. Elle en gardera des séquelles.

Janvier 2008

Un préposé aux bénéficiaires de l'hôpital de Saint-Eustache chargé de surveiller un patient intoxiqué de 19 ans amené de force aux urgences par les policiers a été attaqué. Il a fait l'objet de plusieurs menaces avant de recevoir un solide coup de poing au-dessus de l'oeil gauche et autres trois coups à la tête. Diagnostic: contusion à l'oeil gauche et trouble d'adaptation avec symptômes anxieux et colère. Il s'est complètement rétabli.

Décembre 2002

Une préposée aux bénéficiaires d'un centre d'hébergement et de soins de longue durée montréalais a été agressée par une patiente confuse et agitée. «Elle m'a égorgée. Elle m'a tordu le doigt. [J'ai eu des] écorchure et des égratignures au bras et au petit doigt. J'ai ressenti une vive douleur», a-t-elle raconté dans son témoignage au tribunal. Elle s'en est tiré avec une entorse et un stress post-traumatique. Le médecin a prescrit un retour progressif au travail.