À l'approche du temps des Fêtes, Jacques Bassal a un pincement au coeur. C'est comme ça chaque année. Son fils ne l'appellera jamais papa. Il ne lui tendra jamais les bras. Il ne s'émerveillera jamais de la magie de Noël. Assis dans un fauteuil roulant, il arrive tout juste à babiller. Charles-Élie est âgé de 8 ans. Une hémorragie cérébrale à la naissance l'a laissé lourdement handicapé. «Je vis un deuil continuel, même si la douleur s'atténue», dit-il, en caressant les cheveux de son fils.

Le garçon habite à l'unité d'hébergement depuis quatre ans. La moitié de sa vie. Ses parents, séparés, n'arrivaient plus à s'en occuper. Depuis, Jacques lui rend visite tous les jours. Il est travailleur autonome, maître d'organiser son travail. «Je ne le laisse jamais seul. Il n'a pas demandé une vie comme celle-là, il n'est pas une vieille chaussette. C'est mon sang.»

«Qui t'aime le plus au monde? C'est papa!», répète doucement Jacques à l'oreille de son fils. Le petit tourne les yeux vers cette voix familière. Il esquisse un sourire. «Il me reconnaît à tout coup. Hein, minou?» Nouveau sourire. «Tu es beau comme un coeur.» Chaque jour, il lui donne ses médicaments, il l'aide à faire des selles, il change ses couches, replace son nouveau corset. Charles-Élie a une scoliose. «Je le connais par coeur. Je sais quand il pleure, quand il parle, quand il rit. Je sais quand il n'est pas bien.»

Ces temps-ci, Charles-Élie n'est pas souvent bien. Il a de graves coliques. Il hurle sa douleur. Son père tente de le rassurer, lui masse le ventre. Il a une diète cétogène pour prévenir les convulsions. «Aucun médicament ne fonctionne pour lui. Ce régime est très lourd. Ça va mieux, mon coeur?» Charles-Élie se calme et ferme les yeux. Ça va mieux.

Les petits pensionnaires du deuxième étage vivent de lenteur, de douceur et de subtilités. Ils s'expriment d'un regard, d'une vocalise, d'un soupir. Ils se réjouissent d'une caresse, d'une musique douce. La plupart ont une double déficience. Ils ne marchent pas, ils ne parlent pas, ils ne mangent pas. On les nourrit par gavage trois ou quatre fois par jour. Ils reçoivent par cathéter jusqu'à une dizaine de médicaments quotidiennement. Certains ont des problèmes respiratoires et doivent être branchés à des appareils. D'autres réagissent à peine à leur environnement, comme absents de leur propre vie.

Leur état médical est varié. Ils sont souvent handicapés de naissance. Il peut s'agir de paralysie cérébrale sévère, de syndrome d'alcoolisation foetale, de maladie neuromusculaire dégénérative. Parfois, c'est brutal: un traumatisme crânien lors d'un accident de voiture, un manque d'oxygène lors d'une quasi-noyade, un virus qui attaque le cerveau.

«Depuis trois ans, notre clientèle s'est beaucoup alourdie», indique Carole Bourdages, adjointe au gestionnaire clinico-administratif du Centre de réadaptation Marie Enfant. Elle a été responsable de l'unité de 2004 à 2011. «On reçoit beaucoup d'enfants de la néonatalogie, des bébés qu'on a sauvés in extremis et dont le diagnostic est à issue fatale. Leur espérance de vie est courte, de quelques mois à quelques années. Notre personnel a dû être formé, on a développé une nouvelle expertise. Il y a beaucoup d'appareils à manipuler, de soins spécialisés à prodiguer. Ça change aussi le travail des bénévoles qui peuvent être intimidés par tous ces fils.»

Les patients sont lourds et leur bien-être, jamais pris à la légère. Chaque enfant a son propre rythme que le personnel apprend à connaître et à respecter. Depuis 2006, l'approche «milieu de vie», d'abord conçue pour les aînés, a été adaptée aux enfants de Marie Enfant. Chaque chambre, décorée par les parents, a une boîte aux lettres et une porte personnalisée. Le couloir, peint telle une rue animée, mène au salon, où une fresque de parc rend le lieu chaleureux, joyeux. Des bricolages et des photos des enfants - à l'Halloween, à la cabane à sucre, à Noël - sont accrochés au mur. On veut recréer un climat familial. Fondé il y a 75 ans, le centre, affilié au CHU Sainte-Justine depuis 2000, a beaucoup changé.

Autrefois peu stimulés, les enfants passent des journées bien remplies. Des techniciens en loisirs et des éducatrices spécialisées réalisent des animations pour les petits de 0 à 4 ans tandis que les plus vieux sont accompagnés par des enseignantes en adaptation scolaire. Ils suivent un programme conçu par le ministère de l'Éducation. Aucun n'est laissé seul dans sa chambre, à moins d'un état médical exceptionnel. Comme celui de Maïna.

Apprendre à être parents

Maïna, âgée de 3 ans, est en quarantaine. On doit porter une chemise d'hôpital pour entrer dans sa chambre. Une infection respiratoire la rend particulièrement vulnérable. Sa mère, Cynthia Julien, est à son chevet. Trois fois par semaine, elle quitte Berthierville pour se rendre à Montréal. «Je passe la journée avec elle. Quand elle va mieux, je la ramène à la maison», dit-elle. Elle lui tapote la poitrine. «Tousse, ma belle.» Avec ses cheveux bouclés, la petite ressemble à une poupée.

Photo Marco Campanozzi, La Presse

Maïna vit ici depuis le mois d'août. Elle a une paralysie cérébrale sévère, elle réagit peu à son environnement. La transition se fait douloureusement pour Cynthia, récemment séparée. Seule, les soins nécessaires à sa fille devenaient trop exigeants. «Ça prenait quatre heures juste pour les gavages. C'est sans compter les médicaments, les pompes, les soins de nuit. Je n'y arrivais plus», confie-t-elle, du bout des lèvres. «Je sais que Maïna est bien ici. Il me reste maintenant à l'accepter. Ça prend du temps.» Elle lui a apporté sa couverture et ses peluches. L'odeur de la maison.

Travailleuse sociale, Marjolène Breton accompagne les parents dans ce processus difficile. «Les parents arrivent ici souffrants, souvent complètement épuisés, dit-elle. L'hébergement de leur enfant est nécessaire, mais ils ressentent beaucoup de culpabilité, ils ont l'impression de l'abandonner. Quand il s'agit d'un accident, ça dégringole très vite. Le choc est encore plus grand.»

En mai dernier, quand son fils William, 11 ans, a quitté la maison, Alexandra Lukacs s'est effondrée. Son corps a lâché d'un coup. Elle était tellement épuisée qu'elle a mis deux mois à récupérer. Elle a dormi. Beaucoup. Puis, elle a repris sa vie. Elle donne aujourd'hui des cours de zumba. «Les premières semaines ont été difficiles. Pendant 10 ans, son père et moi avons vécu à un rythme fou.» Ils ont dû apprivoiser ce vide. William a une paralysie cérébrale, il est épileptique et il voit très peu. «Nous vieillissons et il grandit, il fallait agir. Nous savons qu'il est mieux ici, il aime être entouré.»

Alexandra Lukacs concocte les repas de William, par choix. Son mari est aussi très engagé. Il accompagne son fils à ses cours d'équitation thérapeutique, à la piscine. Ils visitent leur fils presque quotidiennement. Comme eux, plusieurs parents sont très présents. D'autres moins. «Il y en a pour qui c'est trop difficile. Ils repartent d'ici bouleversés, en pleurs. Ils préfèrent prendre leurs distances. On les incite à s'impliquer, mais on respecte leur choix», raconte Marjolène Breton. Les parents sont les bienvenus à toute heure du jour ou de la nuit. Ils peuvent même dormir sur place. «Après le choc initial et la période d'adaptation, plusieurs recommencent à vivre. Ils retournent travailler, ils retrouvent leur cercle d'amis. Ils peuvent enfin penser à eux et se réconcilier avec leur rôle de parent.» Habituée à jouer à l'infirmière, Cynthia Julien apprivoise son rôle de maman. Doucement. «Je peux enfin profiter de Maïna, la chouchouter.»

Pour Jacques Bassal, les câlins ne suffisent pas. Il tient à prodiguer tous les soins qu'il peut apporter à son fils. «Je le fais de bon coeur, sans culpabilité. Charles-Élie est merveilleux. Il est toute ma vie.» Il sait que son garçon ne sera pas là éternellement. Il refuse tout acharnement, comme cette chirurgie prévue à la colonne. «Pourquoi le faire souffrir inutilement?» Aussi, il profite de tous les instants pour être à ses côtés, tenir sa petite main crispée. Il sera là à Noël, un pincement au coeur. C'est comme ça chaque année.

Photo Marco Campanozzi, La Presse

La petite Maïna.