Le ministère de la Santé vient d'ordonner la suspension jusqu'à nouvel ordre du processus de privatisation de l'approvisionnement dans les deux superhôpitaux montréalais, en raison de la crainte d'un conflit d'intérêts majeur impliquant la multinationale américaine pressentie pour obtenir le contrat, a appris La Presse.

Les syndicats menaient campagne tambour battant depuis plusieurs mois pour garder ces services dans le système public. Toutefois, selon nos sources, c'est une présentation lapidaire de l'Association des fournisseurs de l'industrie de la santé du Québec (AFISQ) qui a fait toute la différence en comparant le projet des deux centres hospitaliers aux histoires de construction dévoilées devant la commission Charbonneau et en brandissant le spectre du monopole commercial.

Le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et le Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM) ont lancé un appel d'offres en janvier dernier afin de trouver un sous-traitant qui s'occuperait de la logistique de leur approvisionnement en matériel médical. Le plan prévoit que les hôpitaux demeurent responsables du choix des produits à commander. Cependant, l'achat, la réception, l'entreposage et la distribution seront confiés au sous-traitant. Les devis d'appel d'offres prévoient un volume d'achat avoisinant les 100 millions par année.

Deux entreprises ont soumissionné le contrat: la canadienne Logistique SCI et la multinationale Cardinal Health. La première a toutefois été disqualifiée pour non-respect des conditions de soumission, ce qui laisse la deuxième seule en lice pour rafler le contrat, selon ce qu'a confirmé le CHUM à La Presse la semaine dernière.

À la fois acheteur et vendeur

Or, Cardinal Health n'offre pas seulement des services logistiques aux établissements de santé: la multinationale fabrique elle-même des produits médicaux et est le plus grand distributeur de matériel médical de l'Amérique du Nord. Les autres entreprises qui vendent des produits comparables risquent donc d'être obligées de passer par leur concurrent pour vendre leurs produits aux hôpitaux.

«C'est comme si on demandait à une firme d'asphalte de la région métropolitaine de gérer l'approvisionnement auprès de tous les fournisseurs d'asphalte de la ville», a expliqué l'AFISQ dans sa présentation au Ministère, que La Presse a obtenue.

Cardinal Health serait en position de connaître les prix soumis par chacun de ses concurrents, les volumes d'achat exacts de chaque produit, tous les points de livraison et plusieurs autres renseignements privilégiés qui lui donneraient «un avantage inégalable», ce qui créerait «possiblement une situation de concurrence déloyale», selon les représentants de l'industrie.

La multinationale pourrait aussi proposer ses propres produits dans les cas de rupture de stock, craint l'association.

«Nous y voyons une dangereuse concentration des activités et, au minimum, une apparence de conflit d'intérêts potentiel», précise leur document.

Monopole

L'AFISQ craint même que ce contrat ait des impacts sur l'ensemble du réseau de la santé en favorisant à long terme «une situation de monopole» où la concurrence serait étouffée et tous les établissements livrés à la merci d'un fournisseur tout-puissant.

«L'actualité nous montre que lorsque tout le savoir-faire se déplace dans l'entreprise privée pour gérer le public, le réseau public perd son expertise et les intérêts supérieurs de l'État sont parfois bafoués», rappelle le regroupement de l'industrie.

L'AFISQ a refusé de commenter la situation aux fins de cet article. Au Ministère, on est préoccupé, confirme la porte-parole Nathalie Lévesque. «L'AFISQ a interpellé le Ministère, particulièrement au sujet de l'apparence de conflit d'intérêts. L'équipe de la direction logistique sociosanitaire a entrepris des discussions avec l'AFISQ, le CHUM, le CUSM et l'agence de la santé et des services sociaux de Montréal afin d'étudier le dossier plus en profondeur. Une communication écrite a été transmise demandant de suspendre jusqu'à nouvel ordre le processus», dit-elle.

Le CHUM n'avait toujours pas commenté la situation lundi. Au CUSM, on refuse d'entrer trop dans les détails avant la conclusion du dossier, mais le porte-parole Richard Fahey a souligné que l'appel d'offres avait été ouvert à tout le monde et que les critères étaient clairs dès le début.