«Il nous arrive de devoir chasser des personnes des chambres d'hôpital, parce qu'elles essaient d'endoctriner les malades», rapporte Fernand Patry, du service des soins spirituels du Centre hospitalier universitaire de Montréal.

Ce n'est pas la situation la plus fréquente. Ni la plus surprenante. À l'hôpital universitaire Royal Victoria, depuis un an et demi, les cancéreux se voient offrir les services d'une employée contractuelle pratiquant le reiki - une technique de «canalisation d'énergie» à laquelle certains praticiens prêtent des vertus magiques.

L'établissement suit une véritable tendance. Environ 15% des hôpitaux américains offrent eux aussi le reiki, selon le magazine Consumer Reports on Health. C'est le cas même si les études relatives à son efficacité sont contradictoires.

Ce genre de thérapie complémentaire ne remplace pas les traitements conventionnels, prend soin de préciser Gwynneth Gorman, cadre au Royal Victoria. Comme la musicothérapie ou le yoga, elles aident plutôt le patient «à faire face au cancer, à soulager les effets secondaires liés aux traitements et à gérer les sentiments de détresse», énumère-t-elle.

La femme qui offre le reiki n'a pas le droit de promettre de miracle aux malades, et elle est tenue de leur remettre un formulaire d'évaluation, assure enfin Mme Gorman.

Le problème, c'est que sur l'internet, plusieurs experts en reiki ne prétendent pas seulement apaiser. À grand renfort de témoignages invérifiables, ils jurent qu'ils peuvent éliminer les maladies - y compris les tumeurs.

Offrir ce genre de soins à l'hôpital brouille les pistes entre la science et la pseudo-science, s'indigne Serge Larivée, chercheur en psychoéducation à l'Université de Montréal.

«C'est comme un cheval de Troie, lance le Dr François Gauthier, du Collège des médecins. Mais plutôt que de risquer que le patient aille n'importe où, on l'accepte comme adjuvant. Il ne faut pas se rendre vulnérable à des accusations de chasse aux sorcières.»

Numérologie et astrologie

L'an dernier, le Collège a semoncé des médecins qui oeuvraient chez Narconon, un centre de désintoxication de Trois-Rivières associé à l'Église de scientologie. On y imposait la sudation extrême.

Il y a quatre ans, un reportage-choc de Radio-Canada avait par ailleurs révélé qu'une généraliste montréalaise et une infirmière de Sherbrooke dissuadaient les cancéreux de tenter la chimiothérapie.

À l'hôpital Santa Cabrini, une conseillère en soins palliatifs, Line Asselin tentait apparement d'attirer des patients aux ateliers spirituels d'un groupe de Mont-Saint-Hilaire, dont la chef se faisait appeler «Mère». D'après une décision du comité de discipline, l'ex-infirmière est tombé amoureuse d'un pompier atteint du cancer du côlon. Et elle lui a dit que «Mère» pourrait peut-être le sauver s'il quittait sa femme pour régler un conflit intérieur. L'homme est mort cinq mois après avoir écouté ses conseils.

Mme Asselin a été radiée pour trois ans en 2004. Depuis, elle dit transmettre des enseignements «par canalisation» et se présente comme infirmière de formation. Elle travaille notamment dans des résidences pour personnes âgées, au Québec et en France, pour apprendre aux gens à renaître avant la mort. «On a inventé des choses pour me salir. Il n'y a rien de mal à s'intéresser aux compétences du coeur «, nous a-t-elle déclaré.

Autre cas du genre : alors qu'elle travaillait dans un centre de santé - et malgré divers avertissements -, l'infirmière Madeleine Cayer a utilisé pendant des années la numérologie, l'astrologie et le reiki auprès de patients à la santé mentale fragile. Elle a même dit à une patiente suicidaire qu'un proche décédé voulait qu'elle suive ses traces. Il a fallu qu'elle ait une relation amoureuse avec un autre patient pour qu'une plainte aboutisse à l'Ordre des infirmières et des infirmiers (OIIQ) et qu'elle soit radiée pour trois mois, en 2003.

Idéalistes ou narcissiques ?

Dans pareils cas, la soif de pouvoir peut être en cause, analyse le bioéthicien et médecin Marc Zaffran. « Il y a des gens qui ont eu envie de soigner parce qu'ils aiment contrôler les autres, dit-il. Mais ils réalisent qu'à l'hôpital, on ne peut pas faire tout ce qu'on veut. «

« D'autres peuvent être frustrés de voir des gens mourir, et ne plus vouloir travailler dans des conditions aussi dures», nuance-t-il.

À Montréal, l'infirmière Françoise Moquin offrait des massages et de la méditation dans une maison de soins palliatifs. L'état de certains malades s'est amélioré. Elle s'est alors mise à rencontrer des chamans, une expérience qu'elle raconte dans un livre, Rites de guérison.

Sincèrement convaincue, elle s'en est remise à eux lorsqu'elle s'est découvert une tumeur au sein, à 56 ans. Son cancer s'est propagé aux os. «Elle voulait aller voir plus loin que la pilule. La chimiothérapie l'aurait peut-être tuée encore plus rapidement, comme c'est arrivé à l'une de ses amies», explique son ancien compagnon, Yves Allaire.

Chose certaine, les infirmières semblent particulièrement réceptives aux approches alternatives. Coach de vie dans les Laurentides, l'ex-infirmière Gisèle Proulx nous a déclaré avoir été invitée dans une quarantaine d'hôpitaux, pour donner des cours de leadership et de communication à ses anciennes consoeurs. Elle dit en profiter pour leur donner des «outils énergétiques» et leur faire «palper leurs champs électromagnétiques». « Les infirmières touchent tout le temps et on vit des choses à travers, on a des intuitions qui montent», dit-elle. Elle ne présente pas son cours de la sorte, pour ne pas effrayer les cadres, dit-elle, mais mise sur le fait qu'ils seront en fin de compte heureux des résultats obtenus.

L'École des sciences infirmières de l'Université Laval a pourtant déjà été malmenée par les Sceptiques du Québec pour un cours portant entre autres sur le balancement des chakras et la guérison par les sons, les couleurs et les cristaux.

Depuis, beaucoup d'encadrement a été fait relativement aux approches psychospirituelles, nous a assuré l'OIIQ, en insistant sur l'importance de se montrer «très prudent dans l'ouverture aux approches complémentaires».

Le vrai danger vient des défroqués, qui sont difficiles à surveiller, affirme la directrice du développement et du soutien professionnel, Suzanne Durand. «Les gens ont l'impression que parce qu'une personne a été infirmière, elle ne peut pas nuire à leur santé», s'inquiète-t-elle.