Près de 3 millions de pilules antidouleur ont été volées ou ont mystérieusement disparu des pharmacies canadiennes depuis trois ans, dont plus de 200 000 doses d'opiacés au Québec. Selon la Gendarmerie royale du Canada (GRC), ces statistiques ne représentent que la pointe de l'iceberg d'un ensemble de stratagèmes qui permettent le détournement massif de médicaments fabriqués par de grandes sociétés pharmaceutiques vers un lucratif marché noir.

> En graphique: Des millions de pilules disparues

Une étude approfondie des chiffres de Santé Canada démontre que la grande majorité des médicaments a été volée dans des pharmacies ou chez un grossiste à la suite d'un vol à main armée, d'une entrée par effraction ou d'un vol à l'étalage. Les autres ont surtout été «perdues en transit» ou font l'objet d'une «perte inexpliquée».

Les vols sont majoritairement commis dans les pharmacies communautaires, même si les pharmacies des hôpitaux ne sont pas épargnées par le phénomène.

Deux molécules sont particulièrement prisées par les voleurs: l'oxycodone, commercialisée sous le nom OxyContin, et l'hydromorphone, communément appelée Dilaudid. Ces deux médicaments font partie de la classe des opiacés, qui englobe tous les dérivés du pavot, dont l'héroïne, l'opium et la morphine. Afin d'obtenir un effet euphorisant, les toxicomanes écrasent ces produits afin de les aspirer ou de se les injecter. D'autres vont avaler quotidiennement jusqu'à 10 fois la dose recommandée.

«S'injecter de l'héroïne, de l'oxycodone ou de l'hydromorphone, c'est la différence entre boire du Coke ou du Pepsi», illustre le caporal Luc Chicoine, coordonnateur national du soutien contre les drogues synthétiques et les produits pharmaceutiques à la GRC.

Au Québec, 96 996 comprimés d'oxycodone et 85 806 comprimés d'hydromorphone ont disparu des pharmacies entre janvier 2009 et avril 2012, montrent des compilations de Santé Canada que La Presse a obtenues.

À l'échelle du pays (en excluant le Québec), Santé Canada a perdu la trace de 1 360 173 pilules d'oxycodone et de 377 704 comprimés d'hydromorphone durant cette même période. Plus de 687 000 pilules et 128 662 ml (environ 128 000 doses) de codéine se sont par ailleurs volatilisés depuis 2009. La morphine n'est pas en reste avec 333 962 pilules et environ 28 000 doses liquides déclarées volées ou disparues.

Volés en transit

Bien qu'importants, les vols dans les pharmacies constituent cependant la troisième source d'approvisionnement du marché noir, évalue Luc Chicoine de la GRC. «Entre la société pharmaceutique qui fabrique le médicament et la pharmacie communautaire qui vend au détail, il y a de gros trous sécuritaires dans la chaîne d'approvisionnement», explique-t-il.

Avant de se retrouver en pharmacie, un médicament transite par un grossiste et un distributeur. Il est souvent transporté à quelques reprises d'un entrepôt à l'autre.

«Le produit appartient à la société pharmaceutique jusqu'à ce qu'il se retrouve en pharmacie, explique M. Chicoine. Lorsqu'on les rencontre, les sociétés pharmaceutiques admettent que des camions se font dévaliser ou que des médicaments se font voler dans les entrepôts. On s'est aussi rendu compte que des produits contrefaits qui ne contiennent pas d'ingrédients actifs se sont déjà retrouvés sur les tablettes, vraisemblablement pour remplacer les produits volés.»

Le problème, dit M. Chicoine, c'est que les entreprises pharmaceutiques n'ont pas tendance à rapporter ces vols aux forces policières et ne fournissent pas de données sur les produits disparus. Impossible donc de savoir combien de médicaments se retrouvent réellement sur le marché noir canadien. «Les sociétés ne veulent pas de cette mauvaise publicité», explique M. Chicoine.

Fausses ordonnances

Deuxième stratagème: les fausses ordonnances. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) évalue qu'une pilule d'OxyContin se vend 1$ le milligramme dans la rue. Les pilules viennent en concentration de 10, 20 et 80 mg.

Une pilule de Dilaudid de 4 mg se vend quant à elle entre 5$ et 10$ et un comprimé de 8 mg, entre 10$ et 15$. Dans certaines communautés autochtones du Nord de l'Ontario, qui sont affligées par une véritable épidémie de dépendance à l'OxyContin, le prix d'une seule pilule d'OxyContin peut atteindre 540$, affirme la GRC. Une seule ordonnance peut donc rapporter gros.

Sur une base individuelle, les toxicomanes procèdent de deux manières. La première consiste à faire la tournée des cliniques sans rendez-vous et des urgences et de simuler des douleurs importantes afin d'obtenir une ordonnance. L'autre est de voler les tablettes ou les feuilles de prescription lorsque le médecin a le dos tourné. Afin de maximiser une prescription, le toxicomane se rend alors à des pharmacies de différentes bannières, car leurs systèmes informatiques ne sont pas liés entre eux. En attendant l'arrivée du dossier informatisé, les professionnels de la santé n'ont aucune façon de savoir rapidement si un patient se fait remettre un nombre démesuré d'ordonnances.

En 2009 et 2010, 140 enquêtes concernant de fausses ordonnances ont été ouvertes par la police de Montréal, affirme Patrick Lamarre, inspecteur à la division du crime organisé. «De ce nombre, de 60 à 70% sont liés à l'OxyContin et au Dilaudid», dit-il.

Il faut toutefois se détromper, prévient M. Chicoine, ce stratagème n'est pas qu'employé par des toxicomanes qui agissent seuls dans leur coin. «Il suffit d'avoir 10 ou 15 gars en place qui sont prêts à faire le tour des médecins toute la journée pour obtenir des prescriptions... Même si on ne parle pas nécessairement de la mafia ou des motards, dans mon livre à moi, c'est du crime organisé.»

À l'Ordre des pharmaciens du Québec, on affirme que depuis 2010, le Conseil de discipline a reçu huit plaintes comprenant un chef de vol, possession, détournement ou consommation de stupéfiants de la part de pharmaciens. Hormis un cas qui fait l'objet d'un appel devant le tribunal des professions, tous les pharmaciens concernés par ces plaintes étaient aux prises avec des problèmes de consommation personnelle. Ils ne s'appropriaient pas de médicaments pour la revente, a indiqué Julie Villeneuve, chef du service des communications de l'Ordre.

En 2013, le brevet pour l'OxyContin va expirer, ce qui veut dire que les sociétés pharmaceutiques qui produisent des médicaments génériques vont pouvoir commencer à en fabriquer des copies. Le caporal Luc Chicoine craint les impacts de la fin du brevet. «Est-ce que ça va engendrer une autre folie furieuse?», demande-t-il. Le problème n'est pas entre les mains de la GRC ou du SPVM, c'est un problème de société.»