Chaque année, des parents québécois contestent les traitements donnés à leur enfant gravement malade, en général parce qu'ils disent avoir découvert une option sans douleur. Qualifié de «problème crucial» et de sujet «particulièrement controversé» par la Société internationale d'oncologie pédiatrique, le phénomène rappelle la phobie des vaccins. Et peut provoquer des conflits déchirants, quand ce n'est pas carrément la mort.

Dans une grande salle blanche à deux pas de l'hôpital Sainte-Justine, Émile, 5 ans, est scotché à l'écran d'ordinateur. Contrairement aux autres petits de son âge, le garçonnet de Sherbrooke sait déjà lire. Mais il ne fréquente pas encore la maternelle. Car Émile a le cancer.

Entre le moment où ses parents ont découvert que son otite cachait en fait une tumeur, en août dernier, et celui où les traitements ont commencé, 42 jours plus tard, la masse dans son oreille avait déjà beaucoup diminué, disent-ils. Michel Comeau et Isabelle Simard étaient alors euphoriques. Ils ne le sont plus. Car ils ne s'entendent pas avec les médecins sur la façon de soigner leur fils.

Comme les autres petits patients ayant son type de tumeur, Émile doit subir 42 semaines de chimiothérapie entrecoupée de radiothérapie; un processus qui lui donne de 60% à 80% de chances de s'en sortir.

Le problème, c'est que sa famille est terrorisée à l'idée que le traitement puisse endommager son cerveau. Devant le spectre de la mort, la grande majorité des parents se résignent. Pas ceux d'Émile. Car l'orthopédagogue et la graphiste sont convaincus qu'un dérivé du blé peut sauver leur fils - sans douleur - et jurent que c'est ce même produit qui a fait rétrécir la tumeur.

Ils invoquent l'expérience d'un ami, leurs lectures sur l'internet, une étude américaine, leur méfiance à l'égard de l'industrie pharmaceutique...

Les médecins sont pourtant catégoriques: si Émile abandonne ses traitements, la tumeur reviendra, et sera sans doute beaucoup plus difficile à traiter.

Le 28 novembre, fâché qu'Émile soit parti au début d'une séance, un radio-oncologue de l'hôpital Notre-Dame a menacé les Comeau d'alerter la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Les parents ont contre-attaqué en déposant une plainte formelle à l'hôpital. Leur lettre dit que le médecin a commis un abus en leur lançant que la justice confierait Émile à des «gens beaucoup plus compétents», que sa mère «aurait besoin de se faire soigner» et qu'elle croyait à un produit de «merde».

«On veut juste réduire la durée des traitements, se défend Isabelle Simard. Émile n'est plus le même: il mord, il a mal. On veut son bien.»

Des morts et des poursuites

L'avocat montréalais Jean-Pierre Ménard dit recevoir «assez régulièrement» l'appel de parents au coeur de conflits similaires. Aux États-Unis, le phénomène a pris assez d'ampleur pour être étudié dans une vingtaine de publications scientifiques. Là-bas, les choses sont corsées; des pères et des mères ont été condamnés pour négligence, mauvais traitements et même pour tentative de meurtre après s'être enfuis avec leur enfant malade ou avoir refusé les traitements ordonnés par le tribunal. La plupart d'entre eux avaient préféré s'en remettre à des produits naturels. D'autres, à la prière.

De telles décisions sont «responsables de plusieurs morts qui auraient pu être évitées chez les enfants souffrant de cancer», écrit la Société internationale d'oncologie pédiatrique dans un rapport publié en 2002.

D'après ses auteurs, la durée des traitements, leurs lourds effets secondaires, la détresse des parents, les explications expéditives de certains médecins ainsi que l'accessibilité accrue des médecines alternatives «rendent les familles plus susceptibles d'abandonner les thérapies scientifiquement éprouvées».

À Montréal, les hôpitaux pédiatriques ne sont pas totalement épargnés. «Il y a plus de tiraillements depuis l'arrivée de l'internet, parce que les parents y trouvent un buffet d'informations contradictoires. Il n'est pas toujours facile pour eux de savoir s'ils ont affaire à un charlatan, de comprendre ce qu'ils lisent, et ensuite, de savoir comment l'appliquer à leur situation», expose l'avocate Suzanne Bisaillon, professeure en gestion de risques de la santé à l'Université de Montréal.

«La médecine a progressé et s'est beaucoup complexifiée. Même les médecins ne favorisent pas toujours la même option», ajoute-t-elle.

«Aujourd'hui, les médecins ont plus de moyens, alors ils sont moins portés à baisser les bras, même si les résultats ne sont pas encore parfaits et si on a beaucoup de demi-victoires», renchérit Hubert Doucet, président du comité d'éthique de l'hôpital Sainte-Justine.

Chaque année, son équipe reçoit sept ou huit demandes de consultation liées à un désaccord entre parents et médecins. «C'est peu, mais ça prend toujours beaucoup de place au sein des équipes, car c'est très confrontant de se faire dire par un parent que son jugement n'est pas bon, constate le bioéthicien. Très souvent, les médecins en immunothérapie sont des batailleurs, qui font aussi de la recherche et veulent que leurs traitements réussissent.»

L'engagement des parents a aussi du bon, nuance-t-il. «En s'informant, ils peuvent aussi devenir partenaires, mieux comprendre la situation de leur enfant et être plus portés à collaborer. Quand certains m'appellent, j'ai parfois l'impression de parler à un médecin.»

Une ou deux fois par année, l'impasse demeure quand même telle que les hôpitaux doivent s'adresser à la Cour supérieure, indique l'avocat Jean-Pierre Ménard. Quand un traitement a de bonnes chances de réussir et que ses risques ne sont pas disproportionnés, le tribunal l'ordonnera. «Les croyances religieuses des parents ou leur préférence pour les produits naturels ne font pas le poids quand une vie est en jeu», dit-il. (La Cour a ainsi ordonné que de jeunes témoins de Jéhovah reçoivent des transfusions sanguines.)

Quand l'issue d'un traitement est incertaine ou risquée, c'est une autre histoire. En 1986, la Cour d'appel du Québec a donné raison à des parents qui avaient refusé une nouvelle ronde de chimiothérapie pour leur fille de 3 ans. Après en avoir subi pendant le tiers de sa courte vie, la petite avait contracté des «problèmes émotionnels importants», ses reins fonctionnaient mal et elle n'entendait plus très bien. Sa tumeur était tout de même revenue et ses chances de survie n'atteignaient plus 15%.

Peu importe la situation, à moins que les parents n'administrent un traitement dangereux, la DPJ n'est pas la voie à privilégier, estime Pierre Deschamps, professeur spécialisé en droit de la santé à l'Université McGill. «Les parents vivent déjà une grande souffrance. Dans la majorité des cas, ils veulent le bien de leur enfant. Ils ont besoin de soutien et d'explications.»

«Maintenir le dialogue et le lien de confiance permet presque toujours d'éviter la crise», renchérit la Dre Micheline Ste-Marie, chef des services professionnels à l'Hôpital de Montréal pour enfants.