Depuis le début de l'automne, le Québec est plongé dans un débat difficile: faut-il ou non permettre aux médecins de pratiquer l'euthanasie? La consultation reprendra mardi, à Montréal. En attendant, voici un coup d'oeil sur l'expérience des Pays-Bas et de la Belgique qui ont dépénalisé l'euthanasie en 2002. Le bilan? Du pour, du contre et beaucoup de questions.

«Froide et colorée, la mort s'abat sur moi comme un papillon sur le drap», avait écrit, dans un poème, l'auteur belge Hugo Claus.

Dans la vraie vie, l'écrivain n'a pas laissé le temps à la mort de lui foncer dessus sans crier gare. Le jour où il a reçu son diagnostic d'alzheimer, il a averti tous ses proches qu'il choisirait lui-même le moment de son grand départ.

Ce moment, c'était le 19 mars 2008. Avant la date fatidique, l'écrivain a multiplié les soirées bien arrosées pour dire adieu à tous ses proches. La veille, il est allé au cinéma. Le matin même, il a sauté dans un taxi pour se rendre à l'hôpital. Là, il a bu du champagne avec sa femme et son éditrice. Et il a laissé son médecin lui faire l'injection mortelle.

Hugo Claus était reconnu comme un écrivain iconoclaste qui aimait provoquer des débats. Sa mort a été à l'avenant. Horrifiée, l'Église l'a blâmé pour son manque de courage. «Je ne peux pas considérer l'euthanasie comme un acte de lâcheté», a répliqué Philippe Monfils, sénateur belge et père de la loi autorisant l'euthanasie.

Adoptée en 2002, cette loi permet à un médecin de tuer un patient dans des circonstances strictement définies. Il doit y avoir une demande claire, lucide et réitérée. La personne qui souhaite mourir doit souffrir d'une maladie irrémédiable. Et sa souffrance doit être insupportable.

Quelque 3000 personnes sont mortes par euthanasie en Belgique depuis l'adoption de la loi. Le nombre de cas augmente. Il y en a eu 240 en 2006. Et 822 en 2009.

Dans 80% des cas, il s'agit de cancéreux en phase terminale. Le médecin qui les a euthanasiés n'a fait qu'abréger leurs souffrances.

Mais il y a d'autres cas. Plus troublants. Comme celui d'Hugo Claus.

Celui-ci n'était pas agonisant. Il n'en était qu'au premier stade de sa maladie, il pouvait rire, marcher, manger, parler. Sa souffrance était-elle suffisante pour justifier sa mort volontaire?

La souffrance subjective

La question a atterri sur la table de la Commission fédérale de contrôle et d'évaluation de l'euthanasie qui veille au respect de la loi. Elle est censée soumettre les cas douteux à la justice. Mais en huit ans, il n'y a pas eu une seule poursuite.

L'histoire d'Hugo Claus a causé un gros débat au sein de la Commission, confie un de ses membres, Marc Englert. L'écrivain avait exprimé son désir d'en finir de façon «claire et lucide». La gravité de son cas ne faisait pas de doute. Mais souffrait-il assez?

«Les membres catholiques de la Commission mettaient en doute le caractère insupportable de sa souffrance. Mais d'autres ont dit que pour quelqu'un comme Hugo Claus, le simple fait de ne plus pouvoir parler était insupportable», dit Marc Englert.

Il va plus loin. «Un professeur qui ne peut plus lire ni écrire ne souffre-t-il pas davantage que le travailleur manuel qui, lui, peut toujours trouver d'autres plaisirs?» Finalement, la Commission a tranché: le médecin qui a tué Hugo Claus n'a commis aucun acte illégal.

L'accès à l'euthanasie varierait-il donc selon le métier ou la classe sociale? Si l'on se fie à un autre cas très médiatisé en Belgique, il varie en tout cas selon... l'âge. Amelie Van Esbeen avait 93 ans, elle était aveugle et invalide. Mais sans maladie connue, exception faite de son extrême vieillesse.

Lasse de vivre, la dame s'est adressée à un médecin - qui a rejeté sa demande d'euthanasie, la jugeant non conforme à la loi. Amelie Van Esbeen a alors entrepris une grève de la faim qui a fait grand bruit. Un autre médecin a finalement acquiescé à sa demande.

Quand la Commission s'est penchée sur son cas, il y a eu une bonne discussion. «Quand un jeune perd la vue, il peut s'adapter à sa nouvelle condition. Mais pour un vieillard de 94 ans, il est trop tard pour apprendre le braille», argumente Marc Englert - qui en déduit qu'un médecin qui doit trancher une demande d'euthanasie doit, entre autres choses, tenir compte de l'âge du patient.

Faut-il en conclure qu'à situation médicale égale, un vieux pourra se faire euthanasier plus facilement qu'un jeune? Troublant.

La théorie des glissements

J'ai demandé au Dr Englert s'il ne pensait pas qu'avec la multiplication de ce type d'histoire, la société risque d'abaisser le progressivement le seuil de tolérance de la souffrance, et celui de l'accès à l'euthanasie, de glissement en glissement.

Sa réponse: «Comment sera la société dans 20 ou 30 ans? Je ne le sais pas. Mais je ne peux pas sacrifier des gens qui souffrent aujourd'hui sous prétexte que dans 20 ans, on va découvrir que la loi a été adoptée à mauvais escient.»

Tout le débat sur l'euthanasie tourne, justement, autour de cette crainte de glissements progressifs. Peu de gens remettent en question la possibilité, pour un cancéreux aux portes de la mort, de partir plus vite, quand il n'en peut plus. Mais en Belgique, tout comme aux Pays-Bas, il y a aujourd'hui des pressions pour l'étendre aux personnes démentes - donc incapables de formuler lucidement leur désir de mourir. Ou encore aux gens fatigués de la vie.

Danger, avertit Evert Van Leewen, éthicien médical associé de près à la pratique de l'euthanasie dans ce pays. «Il ne faut pas confondre la souffrance des malades avec celle de leurs proches.»