J'ai promis de l'appeler par ses initiales, N.V. C'est une Québécoise comme les autres. À cette exception près: comme 45 000 autres Québécois, elle a appris en 2009 qu'elle souffrait d'un cancer. Une saloperie de cancer gynécologique.

Les cancers gynécologiques sont parmi les plus durs à dépister. La chirurgie reste la meilleure façon de les combattre. Plus ils sont attaqués tôt par le scalpel du chirurgien, meilleures sont les chances de survie.

Si elle était ontarienne, N.V. aurait fort probablement été opérée dans les quatre semaines suivant le diagnostic. Même chose si elle était résidante de Colombie-Britannique. L'Ontario et la Colombie-Britannique ont des normes établies en matière de délais maximaux d'attente, en chirurgie oncologique.

Ce n'est pas un hasard: ces deux provinces possèdent des agences qui centralisent la lutte contre le cancer. Qui décrètent, entre autres, des délais maximaux en matière de chirurgie oncologique. Le Québec n'a pas d'agence du genre. Et pas de délais maximaux.

L'oncologue de N.V., le Dr Philippe Sauthier, au pavillon Notre-Dame du CHUM, lui a dit, le 7 décembre 2009: «Ce sera une à six semaines avant l'opération.»

Dans les faits, à cause des listes d'attente, le Dr Sauthier a dû remettre quatre fois la chirurgie de N.V., qui fut opérée le 12 mars. Quatre mois plus tard.

C'est Jean-Pierre Ménard, l'avocat spécialisé dans les causes médicales, qui m'a organisé l'entrevue avec N.V. Elle prépare une poursuite contre le CHUM.

«Le médecin décide de la priorisation des cas, explique Me Ménard. À Notre-Dame, à peu près tous les cancers oncologiques ont le même degré d'urgence. Alors, au moindre imprévu, tous les patients se retrouvent décalés. Le cas de ma cliente n'est pas un cas de négligence médicale. C'est un cas de responsabilité hospitalière.»

«Le drame, c'est que le cancer de N.V. s'est propagé bien au-delà son endomètre, la cavité utérine. Pendant ces quatre mois d'attente, le cancer s'est aggravé. Évidemment, ce sera toute une bataille de prouver cela en cour.»

Le cas de N.V. découle d'une crise des listes d'attente survenue à l'été 2009, au CHUM. Des dizaines d'opérations en cancérologie gynécologique ont été repoussées, par manque de temps en salle d'opération.

Et ces ratés se poursuivent. Jacqueline Vaillant a reçu un diagnostic de cancer des ovaires en janvier dernier. «J'ai été opérée quatre mois et deux jours plus tard, le 10 mai. L'attente est horrible. Tout simplement horrible.»

«Cette attente en chirurgie gynécologique au CHUM est devenue le symbole suprême du manque d'organisation dans la lutte contre le cancer, au Québec, pour le Dr Pierre Audet-Lapointe, oncologue à la retraite, cofondateur de la Fondation québécoise du cancer.

«Ce n'est pas normal que dans un hôpital comme Notre-Dame, on ne trouve pas de solution pour opérer 100 cancéreuses! C'est le deuxième département d'onco-gynécologie en importance au Canada. Je n'ai jamais vu ça, retarder un traitement à ce point.»

«L'épisode du CHUM, dit le Dr Audet-Lapointe, est symptomatique d'une chose: le cancer, au Québec, n'est pas une priorité. Le problème, selon lui, c'est qu'il n'y a pas de leader, dans la lutte contre le cancer, au Québec.

Qui mène la lutte contre le cancer, ici? Est-ce le ministère de la Santé? Est-ce le ministre lui-même? Sont-ce les agences régionales de santé et de services sociaux? Les hôpitaux? Le Programme québécois de lutte contre le cancer?

Ce n'est pas clair.

«Une agence centralisée empêche le travail en silos, dit Pierre Audet-Lapointe. Il y a une meilleure organisation des objectifs. De l'imputabilité. Ça regroupe tous les soldats de la lutte contre le cancer.»

Le Dr Philippe Sauthier a publié, en 2009, un «J'accuse» retentissant, qui reprochait au ministère de la Santé d'ignorer la science au profit des budgets dans la gestion des chirurgies oncologiques.

«Il faut un plan d'ensemble. Au minimum, un Plan cancer, comme en France. Présentement, on pellette la neige sale dans la cour du voisin. Et personne ne décide.»

«Pourtant, pour certaines chirurgies orthopédiques, le Québec a imposé une règle administrative aux hôpitaux: six mois d'attente, maximum, note le Dr Sauthier.

Mais pour les chirurgies du cancer? Québec n'impose aucune balise.

J'ai demandé au CHUM une entrevue avec un administrateur. Demande refusée: c'est une relationniste, Lucie Dufresne, qui n'a aucun lien avec la gestion de la crise en onco-gynécologie, qui m'a servi une série de réponses désincarnées. «On a des difficultés d'accès en chirurgie en général. Nous travaillons là-dessus.»

Y a-t-il des délais maximaux pour opérer une cancéreuse? «C'est le ministère de la Santé qui encadre la gestion des chirurgies.»

«C'est au département (du CHUM) de s'organiser de façon plus efficace», rétorque le Dr Michel Bureau, directeur général des services de santé et de médecine universitaire au ministère de la Santé.

Bref, c'est le proverbial chien qui court après sa queue...

Ce laisser-aller québécois est-il une question de fric? Pas du tout, croit le Dr Denis Soulières, hémato-oncologue du CHUM. Le fric est là. «Mais ce serait un immense travail de réorganisation. Politiciens et bureaucrates refusent de s'y attaquer. Il y a assez d'argent, mais il est tellement dilué et dispersé!»

Le modèle québécois de lutte contre le cancer laisse le Dr David Levy, de la BCCA, perplexe. Par exemple, le Québec est la seule province qui n'a pas centralisé, dans un registre, ses cancers. Ce sont les hôpitaux - en silos - qui s'en occupent, chacun de leur côté «Si vous n'avez pas les données, comment mesurer ce que vous faites?» demande le Dr Levy.

«Autre symptôme de la désorganisation québécoise: à la mi-septembre, Statistique Canada a publié un portrait pancanadien de la survie au cancer. Dont le Québec était absent. Motif: l'Institut de la statistique du Québec ne permet pas de croiser certaines données relatives à la mortalité.

Suzanne Poulet est la vice-présidente d'Ovaire Espoir, un groupe de soutien à celles qui combattent ce terrible cancer. «Si on compare à la Colombie-Britannique et à l'Ontario, on est tellement fragmentés. Au CHUM, ils éteignent des feux.»

De sa mallette, elle sort une enveloppe frappée du visage souriant d'Yvon Deschamps, porte-parole de la fondation du CHUM. Voyez, dit-elle, le slogan...

Je prends l'enveloppe. M. Deschamps est déguisé en chirurgien. Le slogan, à sa gauche, est d'une triste ironie: «Ici, on opère!»