Une simple caresse déchire la peau jusqu'aux nerfs. Même un léger effleurement a l'effet d'une lame de couteau. Pierrette dégage l'écharpe de ses épaules. Elle laisse découvrir son omoplate droite où une cicatrice large et creuse longe sa cage thoracique. La femme a subi deux opérations au poumon en quatre ans. Pour y parvenir, on a dû lui fracturer des côtes dans le dos. Et depuis elle a mal. Toujours mal.

«Le monde de la douleur chronique est bien spécial», lance Denise, qui assiste à la scène. Ancienne professeure d'éducation physique, elle a poussé son corps jusqu'à le faire craquer. Pierrette et elle, de même qu'une dizaine de personnes, se rencontrent une dernière fois à la clinique antidouleur de l'Hôtel-Dieu du CHUM, à Montréal. Durant un mois et demi, elles se sont vues une fois par semaine pour comprendre leur douleur. Pour apprendre. Pour y entrevoir le bonheur.

«Quand une maladie s'installe, on se dit que ça va finir par partir d'une façon ou d'une autre, poursuit Denise. Mais dans notre cas, on vit la douleur jour après jour. En sachant que ce sera ainsi jusqu'à la fin de nos jours.»

Pierrette endure la douleur malgré la rémission de son cancer. Denise endure depuis 20 ans. Gisèle endure sans broncher depuis 10 ans. Elle explique qu'elle se sent comme dans un carcan depuis qu'on a greffé de la peau derrière son cou pour soigner un cancer des tissus sous-cutanés. Quant à Josée, elle supporte son mal depuis 22 ans. Depuis le jour où un automobiliste a omis de faire son arrêt à une intersection. Et que son véhicule lui a roulé dessus. Elle n'avait que 26 ans.

«Avant j'étais comme le dernier modèle des ordinateurs Mac, mais aujourd'hui je me sens comme un vieux PC, ironise-t-elle. Je ne sais plus comment fonctionner. Une journée rien ne fonctionne, et l'autre il faut redémarrer. Tout recommencer.»

Une première

L'anesthésiste de la clinique de la douleur du CHUM, la Dre Grisell Vargas, dirige le groupe. Les infirmières du service, physiothérapeutes, ergothérapeutes et psychologues ont eu l'idée de réunir leur expertise pour aider les gens atteints de douleur chronique. De leur initiative est né le programme antidouleur, une première au pays. La demande est forte au point où il faut attendre environ deux ans et demi avant d'obtenir une consultation à la clinique, explique la Dre Vargas. Et 65 % de la clientèle y est dirigée par des spécialistes, souvent des orthopédistes.

La Dre Vargas fait un tour de table auprès des patientes. Il y a quelques hommes inscrits, mais ils sont absents ce jour-là. Les femmes s'entendent pour dire que les séances leur ont permis de ne plus se sentir comme des «moutons noirs». Comme des «malades imaginaires», des «pleurnichardes», disent-elles.

L'anesthésiste les rassure en leur rappelant que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu la douleur chronique comme une maladie au même titre que le diabète, en 2004. Le groupe hoche de la tête. Mais il reste beaucoup à faire pour former les médecins et pousser la recherche sur les causes et les traitements, ajoute-t-elle.

«À l'heure actuelle, les vétérinaires reçoivent plus d'heures en formation sur la douleur que les omnipraticiens. Mais les choses vont changer. Il faut juste être patient», affirme-t-elle sur un ton rassurant.

La discussion ouvre la porte à la difficulté d'obtenir les bons médicaments pour traiter la douleur. Josée, accompagnée de sa mère, explique que son médecin de famille refusait de lui prescrire des narcotiques. Ou de la morphine. Denise, l'ancienne professeure d'éducation physique, parle du bienfait des injections musculaires. Une autre raconte les lendemains de sa péridurale et explique qu'elle a diminué les doses de ses médicaments afin de se sentir moins «stone».

«J'ai réussi à marcher, à prendre l'autobus, et à aller prendre un café au Tim Hortons même si c'est difficile de soulever le gobelet, dit la femme dont les doigts sont crochus par l'arthrite, et qui a préféré garder l'anonymat. Quand ça ne va pas, j'ai juste à reprendre l'autobus et à retourner chez moi.»

La discussion porte aussi sur l'importance de sourire. Rire dans la douleur. Parce que le rire a la capacité de produire de l'endorphine, substance analgésique similaire à la morphine, produite par le corps.

Les deux physiothérapeutes de la session, Jocelyne Caya et Carole Haworth, de même que l'ergothérapeute Jacinthe Cloutier, font remarquer aux participantes qu'elles ont changé depuis la première séance. Les patientes sourient. Une lumière traverse leur regard. Pierrette, en rémission d'un cancer du poumon, dit que son entourage aussi a remarqué. «Mon ami porte moins de jugement depuis que je viens ici. Il porte plus attention. Je ressens plus de compassion autour de moi, moins de préjugés», explique-t-elle.

La douleur est un «défi», pas une «menace», leur rappelle une dernière fois la Dre Vargas. «C'est vrai, ajoute l'ancienne professeure d'éducation physique. On a appris à apprivoiser la douleur pour en faire un ennemi avec lequel on peut vivre.»