Au bout du fil, la voix est éteinte. Éraillée. Un peu comme si la femme venait de terminer un quart de nuit. En réalité, Caroline* termine son congé de maternité d'un an. Mais au lieu de retourner aux urgences de l'hôpital où elle a un poste permanent, elle a décidé de se prévaloir d'un congé sans solde d'un an. Cela lui permettra de terminer son baccalauréat en soins infirmiers et de voir grandir son enfant. Mais surtout, son congé lui permettra de décider si elle quitte le réseau public pour entrer dans une agence privée.

Caroline a le choix des agences. Il y en a environ 150 au Québec. Ce matin, c'est l'agente de recrutement de Girafe Santé, dont le siège social est à Blainville, qui l'appelle. Stéphanie Carrière lui demande dans quels services elle veut travailler, et dans quels hôpitaux. Dans le milieu des agences privées, ce ne sont pas les infirmières qui courent après les emplois, ce sont les employeurs qui courent après les infirmières.

«La plupart des infirmières envoient leur curriculum vitae dans une dizaine d'agences, explique Mme Carrière. Souvent, elles ne prennent même pas le temps de me rappeler. Il n'est pas rare que je passe ma journée à faire des appels. Et la première chose que plusieurs infirmières nous demandent, avant même les horaires, c'est souvent notre taux horaire.»

À l'agence Girafe Santé, une infirmière gagne entre 40 et 42 $ l'heure. Dans le réseau public, elle reçoit 31,89 $ au maximum de l'échelle. Au Québec, les salaires ont été imposés par décret gouvernemental en 2006 et n'ont pas bougé depuis.

Si une infirmière accepte de travailler à l'extérieur de la région métropolitaine pour quelques jours, où elle sera logée aux frais de l'hôpital, l'agence lui verse 50 $ l'heure. Enfin, celles qui le désirent peuvent se prévaloir d'un régime de retraite et d'une assurance collective. Les jours fériés, la fête des Mères et même celle des Pères sont payés à taux double. Ne reste qu'à choisir les hôpitaux où l'on souhaite travailler. 

Entrevue

Il est midi. On accueille Julie en entrevue. Fin vingtaine, elle est énergique malgré les cernes qui trahissent ses longues heures à l'hôpital. On lui explique le fonctionnement de l'agence durant une heure, avec le code de conduite à respecter, lequel interdit de faire de la sollicitation.

Au bout d'une heure, on montre le système en ligne de disponibilité en temps réel, avec la liste des hôpitaux. Au moment où on lui explique le fonctionnement du site, les 250 établissements qui font affaire avec l'agence réclament 990 infirmières pour le quart du soir. En été, dit Mme Carrière, ce chiffre atteint souvent 3000, voire 4000.

Julie n'est pas étonnée. Pendant qu'on photocopie sa carte de membre de l'Ordre des infirmières du Québec, elle explique que les trois quarts des postes, aux urgences de l'hôpital où elle travaille, sont comblés par les agences privées. À force de regarder les infirmières «arriver et repartir, libres comme l'air», elle a décidé de combiner son horaire de week-end (c'est-à-dire 36 heures en trois jours, du vendredi au dimanche), avec un horaire au privé.

 

72 heures par semaine

«J'ai travaillé 72 heures par semaine tout l'été dernier, explique-t-elle. J'aime mon travail, je suis vaillante. Ça ne me dérangeait pas de faire des heures supplémentaires. Et je m'étais dit qu'à la fin de l'été, je pourrais voyager. Sauf que je m'étais trompée. Mon patron m'a refusé une semaine de vacances. C'est là que j'ai commencé à m'intéresser au privé. Je veux travailler, oui, mais je veux aussi voyager. Avoir une vie.»

Madeleine entre dans la salle d'entrevue. Vingt-deux ans d'expérience comme infirmière, dont seize en psychiatrie. Elle n'a pas pratiqué depuis deux ans. Elle offre à domicile des soins des pieds, de la réflexologie aussi. Elle explique qu'elle a quitté le réseau public en raison d'un conflit avec l'infirmière-chef. Elle semble mal à l'aise d'en parler.

Elle veut en tout cas travailler dans un hôpital de l'est de Montréal. Quand on lui explique comment l'agence fonctionne, elle demande des précisions sur le minimum de disponibilité exigée. Ses mains tremblent pendant qu'elle cherche sa carte de l'Ordre, un peu chiffonnée. Elle ne le dit pas explicitement, mais laisse entendre à La Presse qu'elle souhaite travailler en agence pour rentabiliser ses soins à domicile.

À l'agence Girafe Santé, on exige deux références. Stéphanie Carrière vérifie systématiquement les dossiers disciplinaires des candidates. Le dirigeant de l'agence, Stéphane Prévost, explique qu'il a déjà porté plainte à l'Ordre des infirmières du Québec contre du personnel pour vol de narcotiques.

«C'est simple, explique-t-il. Au lieu de donner la dose prescrite aux patients, certains infirmières ou infirmiers administrent la moitié de la dose et glissent le reste dans leur poche. Du monde tout croche, au bord de la dépression, carrément en dépression ou qui sent l'alcool, on en voit passer toutes les semaines.»

* Tous les prénoms des infirmières sont fictifs.