Alors que les hôpitaux débordent et que des patients attendent, des médecins se plaignent de ne pouvoir travailler suffisamment dans le réseau public. Plusieurs se tournent vers le privé pour compléter leurs heures ou gagner plus d'argent. Cette mixité est techniquement interdite, mais elle est beaucoup plus répandue qu'on ne le croit en raison de plusieurs zones grises dans la loi, a appris La Presse.

Des médecins spécialistes délaissent les hôpitaux quelques semaines par année pour travailler dans des cliniques privées afin d'améliorer leurs conditions de pratique ou leurs revenus.

 

Cette façon de faire soulève des questions, mais elle est légale: une disposition de la loi permet aux médecins de modifier leur statut auprès de la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) avec un préavis de 30 jours. Ils n'ont ensuite qu'à aviser la Régie huit jours à l'avance pour réintégrer le réseau public.

Cette pratique est relativement méconnue et marginale, mais elle a cours depuis quelques années, notamment chez les chirurgiens orthopédistes, les physiatres et les anesthésistes, révèlent des documents obtenus grâce à la Loi sur l'accès à l'information.

«Je ne le fais pas pour l'argent, mais pour améliorer mes conditions de pratique», explique le Dr Pascal-André Vendittoli, chirurgien-orthopédiste réputé qui pratique à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, mais également dans une clinique privée.

Par manque de budget ou de personnel, les blocs opératoires des hôpitaux ne fonctionnent pas toujours à plein régime. Les chirurgiens n'opèrent en moyenne qu'une journée par semaine.

En comptant les journées de consultations externes où il reçoit ses patients, le Dr Vendittoli estime travailler à peine 125 jours par année dans le réseau public. C'est peu.

«Comme plusieurs de mes collègues, j'ai souvent des listes d'attente de plus d'un an alors que je ne peux pas travailler à temps plein. C'est un non-sens», déplore le Dr Vendittoli, qui se décrit pourtant comme un défenseur du système public.

Pour garder la main, il travaille donc à la clinique orthopédique Duval, à Laval, dont les patients sont prêts à débourser des milliers de dollars pour se faire opérer rapidement au lieu d'attendre des mois qu'un hôpital d'État puisse le faire.

Dans la région de Québec, une trentaine d'anesthésistes qui pratiquent dans les trois hôpitaux du Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ) modifient aussi à tour de rôle leur statut à la RAMQ pour travailler en clinique privée.

La direction de l'hôpital n'y voit rien de répréhensible. Les médecins sont des travailleurs autonomes, souligne la porte-parole de l'hôpital Enfant-Jésus, Geneviève Dupuis. «Pourvu que les horaires de travail soient comblés et que ça ne nuise pas à la pratique, nous sommes satisfaits.»

Ces anesthésistes pratiquaient déjà dans une clinique de chirurgie plastique, explique le président de l'Association des anesthésiologistes du Québec, le Dr Claude Trépanier, qui fait lui-même partie du groupe.

Plusieurs actes, en chirurgie esthétique, ne font pas partie des services couverts par l'État, si bien que les anesthésistes ont le droit de les facturer aux patients.

Un chirurgien orthopédiste non participant au régime public s'est joint à la clinique il y a quelques années. Pour travailler à ses côtés, les anesthésistes sont obligés de modifier leur statut à la RAMQ, ce qu'ils font à tour de rôle, explique le Dr Trépanier.

«Ce n'est pas une situation très fréquente; on donne peut-être de 15 à 20 jours par année. On a fait ça sans enthousiasme parce qu'on voulait assurer le service dans une clinique où on est déjà», affirme-t-il.

Un phénomène qui s'accentue

Toutes ces pratiques sont légales, mais elles dénotent un problème important, croit le président et directeur du Collège des médecins du Québec, le Dr Yves Lamontagne. Le réseau public n'est pas en mesure de répondre adéquatement aux besoins à court terme.

«On se cache encore la tête dans le sable, mais le partage des activités des médecins entre le privé et le public, ça arrive de plus en plus», affirme le Dr Lamontagne.

Il ne s'en cache pas, il serait favorable à ce que les médecins puissent pratiquer à la fois dans le public et dans le privé. À la condition que tous les médecins québécois, sans exception, accomplissent un certain nombre d'heures dans le réseau public avant de se tourner vers le privé.

«Actuellement, tout le monde passe par une petite porte arrière. Tout le monde découvre des façons tout à fait légales de travailler au privé, ce qui crée deux milieux», dénonce le Dr Lamontagne.

Les médecins qui choisissent de travailler uniquement au privé sont encore rares. La RAMQ en répertorie à peine 200 parmi les quelque 16 000 médecins du réseau. En revanche, ils sont nombreux à trouver de nouvelles avenues pour pratiquer à la fois au public et au privé, mais le phénomène reste encore très peu documenté.

De son côté, le ministre de la Santé, Yves Bolduc, minimise le phénomène: «Ça demeure marginal. C'est peut-être un peu plus marqué chez les anesthésistes parce que certains travaillent dans des cliniques de chirurgie esthétique, mais ils ne peuvent pas faire l'un et l'autre (public et privé) en même temps.»

Quand aux chirurgiens comme le Dr Vendittoli, qui déplorent le peu de temps qui leur est accordé dans les blocs opératoires, le ministre assure que des discussions sont en cours.

Quelques établissements comme l'hôpital Maisonneuve-Rosemont ou l'hôpital Notre-Dame sont plus problématiques, explique M. Bolduc. «Les chirurgiens sont trop nombreux, nous travaillons pour essayer de leur offrir du temps opératoire ailleurs, dans d'autres hôpitaux.»

Avec la collaboration de William Leclerc