Il y a 91 ans sévissait l'une des pires pandémies de l'histoire humaine: une souche de l'influenza de type A (H1N1, le même virus que la grippe porcine), appelée communément la «grippe espagnole». Sa carrière d'environ un an aura tué, selon les estimations, 40 millions de personnes. Certaines avancent même 100 millions de victimes du Pôle Nord aux Îles du Pacifique.

Mais qu'en a gardé la mémoire collective? Peu de chose. De novembre 1918, au plus fort de l'épidémie, ce sont des images de célébration de la fin de la Première Guerre mondiale qui restent en tête. Pourtant, la «grande tueuse» a fait plus de victimes que la Grande Guerre. C'est justement la raison pour laquelle les journaux européens ont mis du temps à parler de tous ces jeunes gens qui crevaient dans les tranchées ou dans les villes. Pas question de montrer un signe de faiblesse face à l'ennemi. La censure s'est imposée partout... sauf en Espagne, pays neutre durant la guerre. À croire que la grippe ne sévissait qu'au sud des Pyrénées. D'où, suggèrent plusieurs hypothèses, l'appellation «grippe espagnole».

 

À l'été 1918, le journal français Le Matin (cité par la revue L'Histoire en 2003) parle d'ailleurs de la grippe avec une candeur étonnante: «En France, elle est bénigne; nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais de l'autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s'épuise? Quoi qu'il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité.»

 

La vérité est que la France n'était pas épargnée, loin de là. C'est d'ailleurs par là que serait entrée la grippe espagnole en Europe. Plusieurs hypothèses ont

été émises pour situer son origine, mais il semble que des soldats américains basés au Kansas auraient transporté le virus jusqu'en France au printemps 1918. D'autres hypothèses révèlent que des grippes semblables ont été signalées dès l'année 1916 (notamment chez des travailleurs arrivés d'Asie) en France.

Tant la propagation du virus que la rapidité avec laquelle mouraient les malades étaient fulgurantes. Les descriptions de l'époque parlent de malades relativement bien portants le matin, à l'article de la mort le soir. Les médecins ont décrit des malades au teint bleuté, se noyant littéralement dans leurs sécrétions pulmonaires. L'affaiblissement général de la population, après quatre années de guerre, a probablement joué un rôle, mais il reste que le virus a été particulièrement fatal chez les jeunes.

Pourquoi? Les vieux possédaient peut-être une certaine immunité acquise de précédentes infections. Selon d'autres hypothèses, le virus aurait été stimulé par une réponse agressive des sujets en bonne santé. «Nous avons des antigènes qui nous protègent, qui neutralisent le virus, dit le microbiologiste Eric Frost, de l'Université de Sherbrooke. Mais d'autres antigènes stimulent la réponse du corps contre les tissus infectés, sans neutraliser le virus.»

Rhum et tisane

Devant l'épidémie, la médecine de 1918 était impuissante. Sans microscopes assez précis, les médecins croyaient qu'ils avaient affaire à une bactérie et soignaient les victimes avec les moyens du bord : quinine, huile de ricin, formol, aspirine et... rhum.

Les journaux regorgent de conseils plus ou moins farfelus. Se soumettre à des fumigations d'essence d'anis, de girofle, d'eucalyptus, de menthol ou de camphre, se brosser les dents, se gargariser matin et soir avec une solution antiseptique... Un journal publie un «traitement qui a fait ses preuves «: aspirine, citrate de caféine, cryagémine Lumière, benzoate de soude, terpine, tisanes d'orge, de chiendent, de queues de cerises. Dans les hôpitaux, les médecins s'accrochent à des vaccins et sérums inefficaces, ou même à des injections d'essence de térébenthine, quand ils ne se rabattent pas sur la saignée.

Si elle réapparaissait aujourd'hui, la grippe espagnole aurait le potentiel de faire autant de décès. Sauf que les armes pour la combattre sont plus efficaces. Les antibiotiques, apparus en 1928, soignent désormais les complications liées à la grippe (comme les pneumonies). Les antiviraux (depuis 1960) combattent la grippe, en attendant la mise au point d'un vaccin.

D'autres armes sont en train d'être concoctées en laboratoire. Robert Day, pharmacologue à l'Université de Sherbrooke, cherche à bloquer la porte des cellules du poumon pour empêcher le virus de la grippe de se propager. «Même si le virus change de forme, ce sera beaucoup plus difficile pour lui de s'évader.» La recherche est encore à l'étape pré-clinique.

Bref, on est loin de «l'élixir tonique du Dr Montier»... Quelques mesures adoptées en 1918 avaient tout de même du sens: port d'un masque protecteur et fermeture des lieux publics, même des églises. De toute façon, les cérémonies funèbres étaient brèves par manque de temps.

Et puis, au printemps de 1919, l'épidémie s'est arrêtée, presque aussi rapidement qu'elle était apparue. Peut-être qu'après avoir terrassé ceux qui pouvaient l'être, le virus s'est fait moins arrogant? Mais H1N1 n'a jamais totalement disparu; des souches plus ou moins agressives continuent d'affliger des victimes chaque année. Celle qui vient d'apparaître au Mexique, en tout cas, est déjà en train de faire l'histoire.