Fondateur de la section de médecine de l'adolescence au CHU Sainte-Justine et professeur titulaire de pédiatrie à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, le Dr Jean Wilkins vient de publier Adolescentes anorexiques, Plaidoyer pour une approche clinique humaine. Après avoir pratiqué pendant 36 ans auprès des jeunes et après avoir soigné plus de 2500 adolescentes souffrant de troubles alimentaires, le pédiatre souhaiterait une approche médicale moins froide et rigide pour les victimes d'anorexie. Le meilleur remède selon lui ? Tisser un lien de confiance avec la patiente et faire preuve de respect, de prudence et surtout de patience.

«Moi aussi je suis anorexique, mais dans mes prescriptions », affirme d'entrée de jeu le Dr Wilkins. À l'heure où une majorité de médecins traite l'anorexie avec l'aide de médicaments comme les antidépresseurs, le pédiatre de 66 ans préconise plutôt une approche humaine. «Je préfère tisser des liens, trouver les bons mots et prendre du temps pour que mes patientes se reconstruisent », ajoute-t-il.

Mais le Dr Wilkins ne blâme pas pour autant ses collègues. «Nous sommes à une époque où la productivité est importante. Même dans les hôpitaux. Les médecins doivent eux aussi être productifs. Moi, je ne sais jamais quoi répondre quand on me demande de calculer ma productivité. Imaginez, j'accompagne parfois des jeunes filles pendant quatre ou cinq ans», avoue-t-il.

Après 36 ans de pratique, Dr Wilkins n'a jamais perdu une patiente. «Du moins, pas dans leur adolescence. Je ne peux pas les suivre à l'âge adulte. Mais je sais que j'en ai perdu huit par la suite. Elles avaient entre 19 et 30 ans », avoue-t-il. On sent que ces pertes le chagrinent. «J'aimerais beaucoup plus de ressources pour mes patientes qui ont de 18 à 25 ans», ajoute le pédiatre. Et pendant que certaines études démontrent qu'une patiente sur deux finira par abandonner les traitements; 94% des patientes du Dr Wilkins persistent et vont jusqu'au bout.

L'approche plus humaine du Dr Wilkins commence dès le premier rendez-vous. «On recueille l'information, on pose un diagnostic. Mais au-delà du discours scientifique, il faut déjà réussir à établir un lien avec les patientes. Même si elles n'ont pas du tout envie d'être là, elles sont toujours hyper attentives. Elles enregistrent tout ce qui se passe, tout ce qui se dit. Elles sont très intelligentes. Finalement, comme prescription, je leur demande de faire un travail de réflexion sur leur situation. Et je demande aux parents de les sortir de la cuisine. Souvent, ce sont elles qui font à manger à la maison. Plusieurs d'entre elles contrôlent même la liste d'épicerie », explique-t-il.

Un cri de vie

Le Dr Wilkins n'a pas choisi l'anorexie. Ce sont «ses petites patientes » qui l'ont adopté. «Depuis que j'ai créé le département de médecine adolescente en 1975, j'ai traité toutes les «maladies d'ados» propres à chaque époque. Il y a eu la toxicomanie, les maladies sexuellement transmissibles, puis les dépressions et les suicides causés par les problèmes familiaux comme le divorce. Et ensuite, les anorexiques sont arrivées. Sur la pointe des pieds, sans déranger. Et il y en a eu de plus en plus. Je n'ai pas eu le choix : j'ai ouvert les bras et mon coeur », avoue-t-il.

Soudainement, le Dr Wilkins interrompt l'entretien pour s'adresser à Marie-Paule, « sa précieuse infirmière». Au téléphone, les parents d'un jeune homme s'inquiètent : leurs fils a perdu plus de 60 livres en quelques semaines. L'anorexie ne frappe pas seulement les filles. «Une fois de temps en temps, un garçon nous arrive. Mais c'est la même chose que pour les jeunes femmes. La source du problème est la même» souligne-t-il.

Bien qu'il avoue que les stéréotypes de beauté véhiculés par notre société peuvent influencer les jeunes. Dr Wilkins croit plutôt qu'il s'agit d'une crise identitaire.

« Mes patientes sont des enfants «modèles modelés». Elles sont devenues ce qu'on voulait qu'elles deviennent : des premières de classe, des sportives, des filles parfaites. Et à l'adolescence, l'appel intérieur se fait entendre. Elles veulent devenir ce qu'elles sont réellement. Mais tout ce qu'elles ressentent à l'intérieur, c'est un grand vide. C'est à nous de les accompagner pour qu'elles trouvent leur authenticité. C'est à nous de leur donner les bons outils, au bon moment, pour qu'elles finissent par se trouver. L'anorexie n'est pas un lent suicide, c'est un cri de vie», dit-il.

Le Dr Wilkins rêvait d'écrire ce livre depuis des années. «Je désirais partager mes connaissances, mes observations. Ça fait longtemps que je côtoie l'anorexie. C'est presque un travail d'anthropologie», ajoute-t-il.

Il espère aussi que quelqu'un prendra la relève. «J'approche de la retraite. Je fais déjà attention avant d'accepter de nouvelles patientes. Je ne peux pas garantir que je serai encore là pour elles dans cinq ans. Et je ne me vois pas les abandonner et briser le lien de confiance», avoue-t-il.