Un entretien avec Alain Lefèvre, même au téléphone, par-delà des mers, n'est jamais banal. Le tempérament entier et chaleureux de ce pianiste québécois de réputation internationale s'illustre en toutes circonstances.

On parle de lui comme d'un héros, un pianiste spectaculaire, un virtuose foudroyant. À travers ses propos, il ne fait jamais mention des éloges dithyrambiques des grands critiques musicaux du monde à son égard. Il préfère la lucidité et l'humilité.

 

Alain Lefèvre s'est donné la mission, depuis 25 ans, de faire renaître l'âme et le génie du compositeur québécois André Mathieu. Au programme des concerts qu'il donne sur toutes les grandes scènes, de Shanghai à Berlin, de Londres à Paris et partout ailleurs, il n'a de cesse de faire rayonner Mathieu, de faire découvrir cet enfant génial qui a écrit et donné une oeuvre mal connue et cependant unique.

Actuellement en France et en Angleterre pour une tournée commencée aux États-Unis, où il a joué pour la première fois le Concerto nº 4 de Mathieu, il jouera à Londres le Concertino nº 2, que ce dernier a composé à l'âge de 8 ans. Et Berlin suivra. Les mélomanes vont de surprise en surprise.

Récemment, le pianiste a été l'invité du célèbre animateur américain Charlie Rose. Un film biographique produit par Denise Robert et réalisé par Luc Dionne devrait voir le jour cette année. Afin de souligner le rayonnement d'Alain Lefèvre, La Presse et Radio-Canada le nomment Personnalité de la semaine.

Honneurs et gloire

«C'est d'une beauté bouleversante de profondeur», dit Alain Lefèvre en parlant de l'oeuvre musicale de cet enfant génial, qu'il souhaiterait voir portée aux nues. «Dans cette aventure Mathieu, j'ai tout donné», poursuit-il, sans trop souligner la part ingrate de sa mission. Il a pris quelquefois des risques. Seules sa persévérance et sa passion communicative ont eu raison des obstacles, sans aide gouvernementale ou autre. Mais Alain Lefèvre est armé de la plus grande volonté du monde et son acharnement désintéressé à vouloir faire connaître Mathieu est en train de donner des fruits.

Petit résumé des honneurs obtenus au cours des dernières années: outre des invitations à jouer avec les plus grands orchestres, il a été fait, en 2007, chevalier de l'Ordre de la Pléiade; il s'est vu décerner cinq Félix au Gala de l'ADISQ; la Société professionnelle des auteurs et compositeurs du Québec (SPACQ) lui a remis récemment son prix André-Gagnon; son dernier CD, qui contient le Concerto nº 4 d'André Mathieu, occupait en octobre dernier la deuxième place au palmarès américain et la première au Canada.

«Il a dû souffrir de manière effrayante!» dit-il en revenant à Mathieu, mort dans la plus grande solitude. Cette empathie pour l'enfant prodige qui a connu un destin tragique, le pianiste l'assume autant sur scène que dans la vie. «Peut-être que cette énergie pour Mathieu est une manière inconsciente chez moi d'exorciser un passé difficile.» Car notre pianiste, aussi célèbre soit-il, a connu sa part de difficultés, de chagrins. Arrivé de Poitiers, en France, où il est né le 23 juillet 1962, le petit Alain, installé à Ville-Émard à l'âge de 4 ans avec ses parents, vit l'ostracisme de l'immigré, du «maudit Français». «Se faire battre à l'école tous les matins pendant 10 ans, raconte-t-il sans amertume, voilà qui forge le caractère. On gagne de la force et de la résilience.»

L'amour avant tout

Il a beaucoup travaillé et continue de le faire sans relâche, alors la gloire arrive comme un cadeau. «Je garde la tête froide. La vie est fragile et difficile. Je n'ai pas une confiance absolue en moi-même. Il faut toujours continuer de travailler. Je suis mon plus grand critique», admet-il.

Tout son environnement le préoccupe, rien ne lui est indifférent. Et surtout pas le vécu difficile des jeunes qu'il côtoie, notamment à Cité des Prairies. Mais la musique est consolatrice. «Plus que n'importe quel autre art, à cause de son caractère universel», explique le pianiste pédagogue. Il raconte: «Un jeune joue Schubert, se lève à la fin et pleure. Je lui demande: Pourquoi pleures-tu? L'adolescent répond qu'il a beaucoup souffert et que Schubert lui fait chaud au coeur.»

La musique classique, pour Alain Lefèvre, c'est toute sa vie, mais il y a, tout près à son oreille, toutes les autres musiques du monde. «Il y a toujours dans l'invisible quelque chose qui nous touche.»

Durant cette période difficile que traverse le monde, la musique devrait être plus présente. L'artiste regrette des erreurs, des choix de société qui abandonnent l'essentiel. «Malheureusement, on ne parle plus des choses de l'esprit. Une vie spirituelle riche est meilleure que n'importe quel thé vert», dit-il en riant, mais il ajoute, plus triste: «Les jeunes sont épuisés aujourd'hui à cause du vide.» Ce vide que la musique, la beauté, l'art en général, une vie intérieure pourraient combler.

Bien au-delà de la réussite - un leurre, à son avis -, Alain Lefèvre place l'amour, ces petits gestes de tous les jours: l'appel d'un ami, l'assurance qu'il est aimé. «On a beau avoir les plus grandes richesses matérielles du monde, si la vie décide de nous fuir, il ne reste plus rien. Et sans amour, on n'est rien.»

Alain Lefèvre conserve intact son feu intérieur. Et tant qu'il en aura l'énergie, il le partagera avec ses frères humains, en musique, en donnant le meilleur de lui-même.