La Ville de Montréal a accordé un contrat de 356 millions au consortium GÉNIeau pour installer des compteurs d'eau et optimiser le réseau de distribution. Ce montant suscite une vive controverse. La SQ enquête. Le vérificateur général aussi: en attendant son rapport, le maire a annoncé la suspension du contrat. À la demande de La Presse, une firme spécialisée a fait une soumission pour installer un compteur dans un immeuble commercial. Surprise: son prix est trois fois moins élevé que celui que paiera la Ville.

À la demande de La Presse, une firme spécialisée dans l'installation de compteurs d'eau a fait une soumission pour préparer la tuyauterie et installer un compteur dans un immeuble commercial de Montréal, rue Beaubien.Cette firme indique qu'elle peut fournir le matériel et faire le travail pour 981$, alors que le prix que paiera la Ville de Montréal sera de 3005$. Ces prix portent sur la préparation de la tuyauterie, l'ajout d'un dispositif anti-refoulement et l'installation d'un compteur d'eau Neptune T-10 d'un pouce de diamètre.

Raymond Goulet, le propriétaire de cet immeuble, a reçu la visite d'un employé du consortium GÉNIeau, ce printemps, même si le contrat est censé être suspendu depuis le début d'avril, en attendant le rapport du vérificateur général, qui enquête sur le dossier. Cet employé a dit à M. Goulet qu'il devait faire venir un plombier accrédité auprès de la Ville pour modifier son entrée d'eau, afin de pouvoir y installer un compteur. La facture du plombier sera payée par la Ville, en vertu d'un programme de subvention de 100 millions de dollars, qui est en sus du contrat accordé à GÉNIeau.

Quand la préparation de la tuyauterie sera faite, GÉNIeau pourra installer le compteur dans l'immeuble de M. Goulet. Cette dernière tâche pourra être effectuée rapidement: il suffira de fermer l'eau et de remplacer un tuyau de plastique temporaire par le compteur.

M. Goulet a fait les démarches qu'on lui demandait: il a requis des soumissions auprès d'entreprises de plomberie mentionnées sur la feuille que lui avait remise l'employé de GÉNIeau. Étonné par les prix, il a joint La Presse et nous a permis de demander une soumission à une firme indépendante pour un travail identique à être effectué dans son immeuble. Le président de cette firme, un plombier, a suivi le cours pour obtenir l'accréditation par la Ville de Montréal, mais ne l'a finalement pas réclamée, estimant qu'il a assez de contrats ailleurs. Il nous a demandé de taire son nom.

À notre demande, il s'est présenté à l'immeuble de M. Goulet, qui comprend un salon de coiffure et une épicerie fine au rez-de-chaussée, ainsi que des logements aux étages. Le bâtiment est considéré par la Ville comme l'un des 33 700 immeubles industriels, commerciaux et institutionnels (ICI) qui doivent être dotés de compteurs d'eau.

Environ la moitié des ICI de Montréal ont des entrées d'eau d'un pouce de diamètre ou moins. L'entrée d'eau de l'immeuble de M. Goulet est un simple tuyau vertical d'un pouce de diamètre, muni d'une valve. Comme le compteur sera installé à l'horizontale, un plombier doit au préalable faire une dérivation.

La Ville de Montréal a accrédité une quarantaine d'entrepreneurs en plomberie pour faire ce travail, et a établi une liste de prix très détaillée. Les plombiers accrédités s'appuient sur cette liste pour faire leur soumission. Ils peuvent ajouter 20% au prix final pour les frais d'administration et leurs profits. Les propriétaires d'immeubles ICI doivent payer les plombiers pour ce travail, puis se font ensuite rembourser la facture par la Ville.

La première soumission obtenue par M. Goulet s'élevait à 1497$; la deuxième à 1355$. C'est cette dernière que la Ville a acceptée. Dans un deuxième temps, la firme GÉNIeau installera un compteur pour le prix de 1650$, selon un document qui a été présenté au conseil municipal spécial du 22 avril dernier. Total du coût: 3005$ (soit 1355$ pour la préparation + 1650$ pour le compteur).

Le plombier appelé par La Presse a offert de préparer la tuyauterie et d'installer un dispositif anti-refoulement, en suivant toutes les exigences de la Ville, pour 686$. (Deux autres entrepreneurs consultés par La Presse n'ayant pas visité l'immeuble offraient de faire ce travail pour des montants moindres.) Par ailleurs, notre plombier affirme qu'il peut fournir un compteur d'eau Neptune T-10, comme celui qu'installera GÉNIeau, ainsi que le cadran ProRead m3, pour 295$. Total de sa soumission: 981$ (soit 686$ + 295$).

Dans les deux cas (la soumission de GÉNIeau et celle de La Presse), les coûts de mise en oeuvre et de l'exploitation du système de lecture à distance, ainsi que les coûts de l'exploitation des compteurs pendant 15 ans, sont exclus. Les compteurs sont garantis par les fabricants.

Le contrat de 356 millions accordé à GÉNIeau est composé de deux volets: le premier porte sur les compteurs d'eau et coûte 106 millions (sans les taxes); le deuxième volet porte sur le réseau de distribution. À ce montant s'ajoute la subvention de 100 millions prévue par la Ville pour la préparation de la tuyauterie, et qui est hors contrat. Le consortium GÉNIeau est formé par la firme d'ingénierie Dessau et la compagnie Simard-Beaudry. Nous avons cherché à avoir un commentaire d'un membre du consortium, mais sans succès.

Jessie Kim Malo, porte-parole de Dessau, a dit qu'elle ne pouvait faire aucune déclaration à ce sujet. «Étant donné la double vérification en cours par le vérificateur général de la Ville de Montréal et la Sûreté du Québec, nous ne pouvons faire de commentaire, a-t-elle dit. Nous allons les laisser travailler et nous allons collaborer à ces enquêtes si besoin est.»

De son côté, la Ville de Montréal reste persuadée qu'elle paye un bon prix dans le contrat accordé au consortium GÉNIeau, a dit son porte-parole, Philippe Sabourin .Compteurs d'eau

Le prix est juste, affirme la Ville

Le prix payé par la Ville pour le contrat des compteurs d'eau est juste, a maintenu un porte-parole de l'administration municipale, même si une soumission obtenue par La Presse offre un prix beaucoup plus bas pour un compteur d'un pouce de diamètre.

«Les experts de la Ville m'indiquent qu'ils ont eu l'occasion de présenter pourquoi ils estiment que le contrat accordé au consortium GÉNIeau est un bon contrat au juste coût, a indiqué Philippe Sabourin. Le vérificateur général a toutes les informations en mains pour faire sa propre vérification.»

M. Sabourin souligne que la soumission obtenue par La Presse est très fragmentaire: elle ne porte que sur la préparation de la tuyauterie et l'installation d'un compteur pour un tuyau d'un pouce de diamètre. Le contrat accordé à GÉNIeau est beaucoup plus large, ajoute-t-il: il comprend non seulement l'installation de compteurs d'eau dans plus de 30 000 immeubles industriels, commerciaux et institutionnels, mais aussi sur l'optimisation du réseau de distribution.

«Par analogie, si on achète une maison neuve, il se peut que la robinetterie revienne plus cher que chez un détaillant, a dit M. Sabourin. On ne fait pas une mauvaise affaire pour autant. Ce qui compte, c'est le prix total pour la maison. Ce qui compte, dans notre contrat avec GÉNIeau, c'est le prix pour l'ensemble du projet. Que le consortium ait décidé de se dégager une marge de profit sur certaines facettes du projet importe peu, pourvu que la somme totale soit juste. Et nous estimons qu'elle l'est.»

La Ville de Montréal débourse environ 100 millions de dollars pour subventionner la préparation de la tuyauterie chez les propriétaires d'immeubles ICI. Elle a par ailleurs accordé un contrat de 312 millions (356 millions avec les taxes) au consortium GÉNIeau portant sur deux volets: 106,5 millions pour l'installation et l'exploitation de compteurs d'eau pendant 15 ans, et 205,5 millions pour l'optimisation du réseau de distribution de l'eau pendant 25 ans.

Comparaison

Un document remis à un conseil municipal spécial le 22 avril dernier indique que la Ville de Montréal paiera 9,4 millions de dollars pour l'installation de 5700 nouveaux compteurs d'un diamètre d'un pouce. Cela revient à 1650$ par compteur d'un pouce. Le document précise que ce prix, soumis par le consortium GÉNIeau, exclut le coût de mise en oeuvre et de l'exploitation du système de lecture à distance, ainsi que l'exploitation des compteurs pendant 15 ans.

La Presse a obtenu le prix des compteurs de même dimension pour quelques autres villes. Voici une liste. Laval en 2005: 157$; Lac-Mégantic en 2006: 295$; Saint-Laurent (un arrondissement de Montréal où sont déjà installés des compteurs): 261$ en 2007. Toronto, selon la soumission récente d'un proposant: 447$. Dans bien des cas, ces compteurs ne sont pas tout à fait identiques.

Selon un reportage présenté mardi à Radio-Canada, Salaberry-de-Valleyfield installera des compteurs identiques à ceux de Montréal, cette année, pour deux fois moins cher, soit pour 831$ (pour un diamètre d'un pouce), en incluant le système de lecture à distance. À Montréal, le système de lecture à distance est exclu du prix de 1650$.