(Havre-Saint-Pierre et Rivière-au-Tonnerre) « On a du crabe, du homard, des pétoncles, mais plus de frites », lâche la serveuse. On devine par les fenêtres d’où vient le stock du restaurant La Promenade, à Havre-Saint-Pierre, avec la « mer » qui s’étend à perte de vue.
Les croquettes de poulet et les bâtonnets de fromage, préférés par les Cayens, se sont volatilisés depuis que la route a été fermée mardi dernier. La panique des premiers jours a eu tôt fait de vider les étagères des fruits et légumes à l’épicerie.
Le lait et le pain ont été rationnés à Havre-Saint-Pierre, où il n’était pas possible d’acheter pour plus de 50 $ d’essence à la fois. « C’était important pour nous qu’il en reste pour tous les gens de la paroisse », raconte Jean Guy, pompiste au Dépanneur des Îles.
« Si les gens n’étaient pas partis en peur, on n’aurait manqué de rien », juge toutefois la fille du propriétaire de la station Shell, Jessie Bourdeau. Dehors, les pompes à essence sont condamnées par un ruban jaune.
À Rivière-au-Tonnerre, à une heure de route vers l’ouest, tout le stock de carburant a été réservé pour les urgences. « On vit grâce aux passants [qui vont vers l’est], c’est 75 % de nos ventes », se désole la propriétaire du Magasin général, Rina Tremblay. « On ne voit plus personne, ça fait penser à la pandémie. »
Un pont marin
C’est à quelques minutes de ce village, dans le secteur de Sheldrake, qu’est suspendu, au-dessus de la rivière du même nom, le responsable de tout ce casse-tête : le pont Touzel. Mardi dernier, lors d’une inspection de routine, la découverte d’une fente dans l’une des poutres d’acier de la structure a entraîné un branle-bas de combat.
« On nous a dit de tout lâcher et de nous en venir tout de suite pour bloquer la circulation », explique une signaleuse rencontrée sur place.
Une plaque a depuis été fixée sur la fissure dont on devine l’emplacement par deux trous toujours visibles sous le pont : des échantillons pris par les ingénieurs.
La route coupée, les gens de Mingan ont pris l’eau. Un pêcheur de bourgots souvent stationné à l’embouchure de la rivière Sheldrake, Jean-Luc Bond, raconte s’être fait appeler par un ami qui avait besoin de se rendre à Sept-Îles pour une biopsie.
« Rendu de l’autre bord, il y a une personne âgée qui veut rentrer chez elle. Tu ne peux pas dire non », raconte l’homme, à bord de sa barque. Il enchaîne depuis une semaine les allers-retours.
Je ne compte plus les gens que j’ai fait passer, il y a même des petites filles qui déménageaient au Havre pour l’été.
Jean-Luc Bond
Ses passagers débarquent du côté de Sept-Îles dans la vase à marée basse ou directement sur le roc des berges avec leurs valises et parfois leurs chiens. Ils grimpent ensuite par un sentier qui sert normalement aux pêcheurs pour descendre jusqu’à la rivière.
« Un gars est venu poser des rubans et une corde pour au moins se tenir parce que c’est pas évident, c’est dangereux », dit en soupirant Jean-Luc Bond.
Un flot incessant
Pendant ce temps, l’aéroport de Havre-Saint-Pierre n’a jamais été aussi occupé de son histoire. Dimanche, un avion-cargo y débarquait des sacs de patates empilés sur une palette. Des soldats de Valcartier donnaient un coup de main sur le tarmac pour décharger les cargaisons.
La piste d’atterrissage est courte pour la taille des avions qui s’y posent. À tel point que les pilotes doivent enfoncer les freins dès qu’ils touchent le sol.
Un pont aérien, à bord duquel La Presse est embarquée, a été mis en place pour assurer le transport des personnes. Un avion de 80 places fait l’aller-retour deux fois par jour. Le service est désorganisé, alors que les téléphonistes semblent ignorer les heures exactes de départ.
« C’est pas compliqué, t’arrives ici avec une pièce d’identité pis t’embarques », réplique un signaleur à l’aéroport.
Mais Marie-Luce Vigneault ne s’en plaint pas. Elle raconte avoir dû débourser 500 $ et soulever ciel et terre pour embarquer dans un avion de neuf places au lendemain de la fermeture du pont, juste à temps pour les traitements de cancer de son conjoint à Québec. Elle profite de la gratuité du pont aérien au retour, du moins pour le segment entre Sept-Îles et Havre-Saint-Pierre.
Un tuyau d’essence
L’annonce de la ministre des Transports du Québec, Geneviève Guilbault, que le pont pourra rouvrir « aux véhicules légers » d’ici la fin de la semaine ne rassure personne ici.
« Un pick-up, c’est-tu un véhicule léger ? J’espère, parce qu’on n’est pas à un pick-up près ici », ironise Félix Gratton, qui se targue d’être le seul conducteur de remorqueuse à l’est de Sheldrake.
D’ici là, les autorités veulent passer un tuyau sur le pont Touzel afin d’alimenter la Basse-Côte-Nord en carburant, une opération qui se fait attendre. À défaut d’essence, les Minganois limitent leurs déplacements. « On s’est fait dire de nous limiter aux urgences », témoigne Marie-Joëlle Bujold, une employée du secteur des Services sociaux.
Eddy Boudreau, un pêcheur de Rivière-au-Tonnerre, se réjouit quant à lui d’avoir pu sortir par la route, avant la fermeture du pont, son quota de crabe de la saison – des centaines de milliers de livres de crustacé. « Les cages seraient restées à l’eau. »
Débrouillards, des Minganois préfèrent voir le bon côté des choses. Dans sa cour remplie de bois de plage, de cages à oursin et où trône un bateau assemblé de la proue à la poupe par sa famille, le chef de train Raynald Thériault relativise les étals vides à l’épicerie. Il ouvre les bras, comme pour montrer l’étendue du territoire : « On n’a rien, mais on a tout. »
La fermeture en trois temps
Mardi 30 mai
Une fissure découverte sur la structure métallique du pont Touzel, à Sheldrake, force sa fermeture immédiate. La Minganie est isolée.
Mercredi 31 mai
Un premier avion décolle vers 9 h de Montréal pour ravitailler la région en marchandises, fournitures médicales et diverses denrées alimentaires.
Vendredi 2 juin
Les analyses de la structure étant terminées, la ministre des Transports, Geneviève Guilbault, annonce que le pont pourra rouvrir aux « véhicules légers » d’ici la « fin de la semaine prochaine ».