Des tonnes de maïs, de luzerne et de soya sont englouties chaque année en Estrie, sans que des agriculteurs en retirent un sou. Le coupable ? Le cerf de Virginie, qui broute les champs. La solution ? Des chasseurs invités sur les terres des producteurs.

Le quart du revenu de Rémi Guay, éleveur et producteur laitier, était perdu chaque année parce que des cerfs de Virginie broutaient les champs de sa ferme de Barnston-Ouest, petit village non loin de Magog. L’Estrie est aux prises avec une surpopulation des cerfs de Virginie sur son territoire depuis plus d’une décennie.

« C’est comme si j’avais accepté que 20 de mes vaches se promènent sur ma ferme en continu, à l’année [en mangeant] sans arrêt », explique-t-il, en descendant de son tracteur vert.

Rémi Guay a acheté sa ferme en 2015. « Étant un producteur en démarrage, je ne peux pas me permettre de semer 25 % de maïs de plus ou 25 % de blé de plus pour arriver à avoir un rendement », illustre-t-il. « C’est déjà dur de gagner sa vie en agriculture », déplore le producteur. Il cultive aussi des céréales d’automne, du trèfle et de la luzerne.

Des traces de sabots de cerf fraîches marquaient encore le sol humide de sa terre, au passage de La Presse jeudi dernier.

Quatre ans après la mise en place d’un projet qui permet à des chasseurs d’abattre des cerfs de Virginie sur son terrain, M. Guay remarque une diminution des ravages causés par les cervidés.

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François Pelletier, de Gestion Agrofaune Estrie

L’idée vient du technicien de la faune François Pelletier. Depuis 2018, son entreprise, Gestion Agrofaune Estrie, offre un service de prédation. Il organise des journées de chasse encadrée sur les terres des producteurs agricoles intéressés. Depuis deux ans, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs participe au projet.

Les chasseurs amateurs se rendent sur des terres où se trouvent déjà des caches et des appâts, installés par des guides, aussi techniciens de la faune, qui participent au projet. Les participants peuvent ensuite abattre des cerfs femelles, soit des adultes sans bois, sur des terrains qui leur sont habituellement inaccessibles, car il s’agit de terres privées.

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Cache de chasse sur le terrain de Rémi Guay

Il est préférable de chasser les femelles puisqu’elles sont plus nombreuses. « Pour une population en santé, il faut qu’il y ait un mâle pour deux femelles. Mais on n’est pas là-dedans, on est quasiment à un pour dix à certains endroits », explique le guide Étienne Bolduc, alors qu’il accompagne un chasseur sur la terre de Rémi Guay.

Les dernières données récoltées par le Ministère estiment la population de cerfs de Virginie à 45 000 en Estrie. La densité des bêtes peut s’élever à plus de 15 cerfs par kilomètre carré dans la région, alors qu’elle devrait être de 5 individus par kilomètre carré, précise le Ministère.

« Buffet à volonté »

Jeudi matin, sept chasseurs écoutaient attentivement les directives de François Pelletier avant d’amorcer quatre jours de chasse sur les différentes terres agricoles auxquelles ils sont affectés. La saison de chasse s’achève ce dimanche 21 novembre.

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François Pelletier explique le fonctionnement de la chasse encadrée à un groupe de chasseurs.

« C’est tout le temps une aventure », dit Patrick Kavanagh, aux côtés de sa conjointe, Joëlle Lacombe, et de leur fils Michael. Mme Lacombe a appris l’existence du projet sur les réseaux sociaux.

Les chasseurs que le projet intéresse se font de plus en plus nombreux, tout comme les producteurs, souligne François Pelletier. L’an dernier, 125 chasseurs ont participé au projet lors de la saison de chasse, sur les terres de neuf producteurs agricoles. Cette année, 170 chasseurs se sont rendus sur 15 propriétés.

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Guillaume Dame, vice-président de l’Union des producteurs agricoles de l’Estrie

Le dossier de la surpopulation des cerfs préoccupe la région depuis des années, indique Guillaume Dame, vice-président de l’Union des producteurs agricoles (UPA) de l’Estrie. « Il y a un buffet à volonté » pour les cerfs sur les terres agricoles, dont les producteurs déplorent le surbroutage, souligne M. Dame.

Les hivers plus cléments et l’étalement urbain font partie des causes de la surpopulation des cerfs, explique le vice-président de l’UPA de la région. « Nous, à l’[UPA], on y croit, aux changements climatiques. Plus ça va aller, plus il va y avoir des hivers cléments. Donc, il faut trouver des outils », dit-il.

Guillaume Dame appelle notamment à ce que la zone de chasse, qui englobe les municipalités de Magog et de Coaticook, soit sous-divisée, afin d’adapter les règlements de chasse aux terres où la présence du cerf est la plus importante. Un chasseur peut actuellement récolter un maximum de deux cerfs par année, pour respecter le plan de gestion élaboré par Québec.

On ne veut pas l’éradication du cerf de Virginie. On veut juste une meilleure cohabitation avec les producteurs.

Guillaume Dame, vice-président de l’Union des producteurs agricoles de l’Estrie

Frictions avec les chasseurs locaux

La mise en place du projet n’a pas fait l’unanimité auprès des chasseurs de l’Estrie, qui aimaient chasser sur des terres où se trouvait une forte densité de cerfs.

« Les chasseurs ne comprennent pas qu’ils ont connu quelque chose d’anormal », affirme François Pelletier, de Gestion Agrofaune Estrie.

Le technicien de la faune raconte avoir déjà dû faire appel à la police pour des méfaits qui avaient été commis sur les lieux de chasse. « Le projet pilote, ça a brassé au début », affirme-t-il, en disant que les tensions ont aujourd’hui diminué.