À l’heure où le seul vétérinaire pour grands animaux établi en Abitibi s’apprête à prendre sa retraite, l’inquiétude grandit face à la pénurie de ces spécialistes en régions éloignées. Pour comprendre l’ampleur du défi, La Presse a accompagné dans sa tournée un vétérinaire itinérant qui, depuis bientôt cinq ans, pallie ce manque de services en se rendant régulièrement dans la région. Sans lui, les bêtes de ferme qu’il soigne risqueraient d’être laissées à elles-mêmes.

Il est 18 h 30 et en ce 6 janvier 2020, le mercure ne dépasse pas la barre des -15 °C. À l’extérieur de la camionnette dans laquelle le Dr Germain Nappert et son assistant Maxime Couture ont pris place, la visibilité est presque nulle. La neige tombe et un vent à écorner les bœufs souffle sur l’ouest de l’Abitibi, enveloppé depuis deux heures déjà par une nuit sans étoiles. Cellulaire à la main, le vétérinaire prévient un client de son arrivée prochaine.

PHOTO NICOLAS ST-PIERRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Maxime Couture au volant de la camionnette chargée d’instruments spécialisés et de médicaments du Dr Nappert. À l’occasion de chaque tournée vétérinaire en Abitibi, les deux hommes parcourent plus de 2000 km.

Au volant, son assistant entre l’adresse fournie par le client dans son système de navigation GPS. Trente minutes plus tard, les deux hommes doivent s’immobiliser à un croisement et se rendre une fois de plus à l’évidence : leur GPS perd parfois le nord sur les chemins de l’Abitibi.

Un coup de fil, quelques précisions et plusieurs minutes plus tard, le Dr Nappert et Maxime Couture parviennent enfin aux abords d’un bâtiment de ferme isolé. À l’intérieur, Magic Boy, un robuste cheval à la crinière blond cendré, se tient debout dans la pénombre de son box, peu chauffé. Son propriétaire est dévasté. Le jour de Noël, Magic Boy a été blessé aux membres postérieurs lorsqu’il a été percuté par la carriole qu’il tirait. Depuis, malgré les soins attentifs que lui prodigue son maître, l’animal, qui a une plaie ouverte à l’arrière de la patte, manque d’appétit et peine à reprendre du poil de la bête.

PHOTO NICOLAS ST-PIERRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le Dr Germain Nappert effectue une livraison de suppléments alimentaires pour chevaux dans une écurie de Rouyn-Noranda.

Après un examen minutieux, le Dr Nappert prononce son verdict : le cheval a eu les tendons sectionnés. Malgré le large éventail d’instruments haut de gamme et de médicaments qu’il transporte dans sa camionnette, le vétérinaire ne peut pas faire grand-chose pour l’animal. Seul un transfert au Centre hospitalier universitaire vétérinaire de Saint-Hyacinthe, à 700 km au sud, pourrait rendre au cheval sa fougue d’antan. Le hic, hormis les 16 heures de route aller-retour, c’est que la facture de l’intervention requise pourrait s’élever à plus de 3000 $, sans aucune garantie de réussite. Au bout du compte, Magic Boy ne fera pas le voyage et ne pourra plus jamais galoper sur la terre qui l’a vu grandir.

Un seul vétérinaire

Des cas comme celui de Magic Boy, le Dr Nappert en voit régulièrement. Depuis septembre 2015, le vétérinaire de Lachute, dont la pratique est axée sur les grands animaux, se rend en Abitibi toutes les deux semaines avec l’appui du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), qui subventionne ses déplacements et certains des actes qu’il pose.

PHOTO NICOLAS ST-PIERRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le Dr Germain Nappert discute avec Lise Girardin et Yves Bergeron (à droite) du problème d’arthrose dont souffre leur alpaga Lucky, à Gallichan, en Abitibi.

Depuis de nombreuses années, l’Abitibi est aux prises avec une grave pénurie de médecins vétérinaires spécialisés en animaux de ferme.

La région, dont la superficie équivaut à 12 fois la grande région de Montréal – banlieue incluse –, ne compte qu’un seul vétérinaire pour grands animaux établi sur place. Pour compliquer les choses, celui-ci se consacre essentiellement aux vaches laitières et s’apprête à partir à la retraite après 40 ans de pratique. Sans les visites bimensuelles de six jours chacune qu’effectuent le Dr Nappert et son assistant, les chevaux, alpagas, vaches de boucherie et autres grands quadrupèdes d’Abitibi seraient pratiquement laissés à eux-mêmes.

Lorsque le duo rentre finalement à l’hôtel de Rouyn-Noranda où il a établi ses quartiers pour deux nuits, il est 21 h. Une pause de 45 minutes en mi-journée, le temps de casser la croûte, constitue le seul répit que le vétérinaire s’est accordé au cours de sa journée de travail de 12 heures.

En l’espace de cinq jours, du 3 au 7 janvier, il aura parcouru quelque 2140 km, vu des dizaines d’animaux et livré plusieurs boîtes de médicaments et suppléments alimentaires. À chaque arrêt, le Dr Nappert aura pris le temps de poser beaucoup de questions, mais surtout de prodiguer des conseils à ses clients qui comptent sur lui pour assurer le bien-être de leurs bêtes.

PHOTO NICOLAS ST-PIERRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le Dr Germain Nappert et son assistant Maxime Couture procèdent au râpage des dents d’un cheval, opération nécessaire pour prévenir les blessures aux gencives.

Le vétérinaire a aussi passé une journée presque entière au refuge de la Société protectrice canadienne des animaux (SPCA) de l’Abitibi-Ouest à La Sarre où, aux côtés de sa directrice Diana Morency, il a vacciné et stérilisé des chats et des chiens destinés à l’adoption. D’autres, trop agressifs, trop vieux ou trop malades, ont connu un sort moins enviable et ont dû être euthanasiés.

Un seul toit

Chaque voyage, le même manège se répète, le vétérinaire et son assistant avalant des kilomètres de route pour rendre visite à des clients. Avec une population avoisinant les 150 000 habitants, l’Abitibi compte somme toute peu de fermes animalières, et celles qu’on y trouve sont de petite taille et éloignées les unes des autres. Il n’est d’ailleurs pas rare d’y voir se côtoyer sous le même toit vaches, chèvres, moutons, poules, cochons, chevaux et autres espèces animales.

PHOTO NICOLAS ST-PIERRE, COLLABORATION SPÉCIALE

La ferme bovine Genly Audy à Launay, en Abitibi

« Venir en Abitibi m’a permis de me dépasser en tant que médecin vétérinaire », confie le Dr Nappert, qui ne se serait jamais douté que ses tournées dans la région lui donneraient l’occasion de soigner un kangourou atteint d’un cancer de la mâchoire. Pour lui, la polyvalence est une nécessité plutôt qu’une affaire de choix.

Enfant, le Dr Nappert rêvait déjà de devenir vétérinaire. Désormais au faîte de la cinquantaine, il n’entend pas ralentir la cadence pour autant.

De quel droit peux-tu décider qu’un animal doit mourir ?

Le Dr Germain Nappert, vétérinaire

Cela dit, comme la vaste majorité des clients rencontrés lors de son passage en Abitibi, le vétérinaire aimerait bien qu’une solution durable puisse être trouvée à la pénurie que connaît la région. Cette réalité frappe d’ailleurs aussi la Gaspésie et la Côte-Nord. « C’est exigeant pour moi et pour mon aide technique », reconnaît le Dr Nappert, qui a renoncé à avoir une famille pour pouvoir se consacrer pleinement aux animaux.

Si elle regorge d’occasions sur le plan professionnel, l’Abitibi demeure malgré tout peu attirante pour les jeunes vétérinaires désireux de maintenir un sain équilibre travail-famille. Sans collègues sur lesquels pouvoir compter pour assurer des tours de garde, pratiquer comme vétérinaire pour grands animaux dans la région signifierait devoir répondre aux urgences 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Bien au fait de la situation, l’Association des médecins vétérinaires praticiens du Québec (AMVPQ), l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec, la faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal et l’Union des producteurs agricoles travaillent depuis longtemps de concert avec le MAPAQ pour trouver une solution à moyen et long terme. « Personne ne veut laisser les éleveurs sans ressources et sans personne au bout du fil », assure le Dr Jean-Yves Perreault, président de l’AMVPQ.

Face à l’urgence d’agir, des vétérinaires volontaires du Centre-du-Québec se relaient depuis le 1er avril pour offrir leurs services aux producteurs laitiers et éleveurs de bovins de boucherie d’Abitibi. Cette mesure, qualifiée de temporaire, offre cependant peu de réconfort aux propriétaires de chevaux et autres animaux de ferme, qui ne peuvent en bénéficier.

D’ici à ce que l’on convainque un vétérinaire de ferme de s’établir dans la région de façon permanente, le Dr Nappert entend donc continuer ses tournées en Abitibi, par amour des grands animaux.