(LEBEL-SUR-QUÉVILLON) Les consultations publiques sur le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État sont terminées. Le débat a été vif, mais les sondages révèlent que la majorité de la population en appuie les principes, notamment l’interdiction pour les enseignants de porter des signes religieux. Notre chroniqueur est allé prendre le pouls des Québécois.

Que faire à Lebel-sur-Quévillon un lundi des Patriotes quand il fait 3 degrés avec de la pluie, que le lac Quévillon est gelé, qu’on n’a pas de quatre-roues et que l’Office du tourisme est fermé ?

On profite des sentiers de terre battue pour aller faire un jog matinal. De loin, rien n’a l’air plus monotone que la forêt boréale. Mais plus on s’enfonce dans le bois, plus on perçoit la subtile variété des teintes de vert. Par temps gris et brumeux, le tapis de mousse au sol devient phosphorescent. Des lichens bleuâtres pendent des épinettes. Il ferait juste un peu plus chaud, y aurait des lutins. Va savoir avec les changements climatiques, ils monteront peut-être dans le Nord, comme les urubus à tête rouge, leurs sinistres cousins volants.

J’ai suivi des traces d’orignal, un lièvre rebondissant tout croche sur ses raquettes blanches, deux gélinottes (fidèles à leur réputation de nounounes des bois), une buse à queue rousse et… j’étais perdu. Au lieu d’une heure, j’en ai couru deux, et savez-vous quoi ? C’est pas vrai ce que dit mon beau-père, selon qui « beau chemin allonge pas ».

J’ai retrouvé le village, la rue des Trembles et le Motel Iris, qui compte six chambres impeccablement tenues.

Avant de reprendre la route, j’ai demandé au patron qui je devrais rencontrer.

« Le député d’Ungava est dans la chambre à côté, attends, je l’appelle. »

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Denis Lamothe est descendu avec son kangourou, un peu interloqué, comme moi d’ailleurs.

J’avais pris le premier motel. Ce n’est pas comme s’il y avait 50 hôtels à Lebel, mais bon, c’est un pur hasard.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Notre chroniqueur a rencontré par hasard Denis Lamothe, député d’Ungava, à Lebel-sur-Quévillon.

« Je suis pas habillé pour une entrevue de député.

– Moi non plus, ça tombe bien. »

On est allés prendre un café et un club sandwich au Déli OPC.

C’est là qu’il m’a raconté son amour du Nord. Je devrais dire : du nord du Nord.

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« Ungava, c’est 53 % du territoire québécois. Je dis aux autres députés : vous êtes 124 pour couvrir 47 %, moi je suis seul pour tout le reste ! »

De ses trente années à la Sûreté du Québec, Denis Lamothe en a passé huit dans le Nunavik chez les Inuit, et six avec les Cris de la Baie-James. Depuis deux ans, il coulait une retraite pépère à Mont-Tremblant, un peu trop à son goût. Frustré de voir que les choses n’avançaient pas dans les dossiers autochtones et inuits, malgré toutes ses tentatives de faire bouger les choses, il est allé voir François Legault.

« À 60 ans, je ne voulais pas faire de la politique pour la politique. J’aurais pu me présenter dans les Laurentides, ç’aurait été plus simple. Je voulais faire quelque chose pour le Nord. J’ai fini ma carrière à Kuujjuaq, ce n’est pas pour rien. Mes plus belles années à la SQ. »

Il a gagné son élection par 53 voix.

Pour résumer les choses simplement, Ungava, c’est 13 000 Inuits, 17 000 Cris et 13 000 « Jamésiens », c’est-à-dire tous les autres habitants du territoire autonome de la Baie-James.

C’est aussi la forêt boréale, les rivières avec tout le potentiel hydroélectrique, les mines, bref, un immense réservoir stratégique de richesses naturelles.

Ça fait beaucoup à couvrir pour un seul homme. Il a élu domicile à Chibougamau, où il est coloc de son directeur de bureau. Il a ouvert un bureau à Lebel. Il en ouvrira un en territoire cri, à Waskaganish, une première.

C’est un député volant (cinq voyages au Nunavik depuis le 1er octobre) et un député roulant (97 000 km au compteur en un an, ce qui comprend la précampagne électorale).

« Quand je pars de l’Assemblée nationale pour Chibougamau, des députés me regardent comme si j’allais au pôle Nord. » — Denis Lamothe, député d’Ungava

Bah, ce n’est toujours que 500 km… Mais si vous allez à Lebel, à Matagami, à la Baie-James…

« L’hiver, les routes sont difficiles et il fait noir de bonne heure. Des fois, je suis en train de rouler seul entre Chibougamau et Lebel-sur-Quévillon, je me demande ce que je fais là… Mais après, je rencontre des gens formidables, je vois qu’on fait avancer les choses et ça me motive. »

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Lebel est une « ville de compagnie », une des plus jeunes au Québec. La ville d’une seule entreprise, la Domtar, qui a planté ici une usine à papier. On a dessiné la ville au bord de ce grand lac sauvage (du nom d’un sculpteur religieux québécois du XIXsiècle) et plus de 4000 personnes sont venues y vivre à partir de 1966.

Une mine a ouvert. Puis les deux ont fermé, la Domtar après un lock-out en 2005. Il reste encore 2200 personnes ici — dont 140 personnes de 26 nationalités. Plusieurs travaillent dans des mines et font la navette toutes les deux semaines.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’ancienne usine de la Domtar (que l’on aperçoit à l’arrière-plan), fermée depuis 2005, reprendra du service l’an prochain. Les Filion de Chantiers Chibougamau l’ont rachetée.

Mais l’an prochain, l’usine va rouvrir. Les Filion de Chantiers Chibougamau l’ont rachetée. Ils feront de la pâte « kraft » pour le papier et le carton. Le papier journal ne fait plus recette, mais avec tout ce qui est livré par les Amazon de ce monde, la demande de carton est bonne.

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« À Lebel-sur-Quévillon, ça fait 14 ans que l’usine est fermée. Les groupes communautaires ont tenu ça à bout de bras. Il y a eu des suicides, plusieurs départs. Mais ils ont toujours cru que ça reviendrait, et l’usine va rouvrir l’an prochain. Regarde la vie ici : c’est tranquille, il y a le lac, un hôpital où tu n’attends pas 17 heures… À Chibougamau, tu peux faire du ski à cinq minutes du centre-ville. »

« Les régions ne sont pas connues. Je dirais : pas reconnues. » — Denis Lamothe, député d’Ungava

Jusqu’à récemment, Lebel-sur-Quévillon était en Abitibi. Plus maintenant. C’est la limite sud du « Gouvernement régional d’Eeyou-Istchee Baie-James ». C’est une autorité politique qui couvre tout le territoire au nord du 49parallèle, jusqu’à la Baie-James. Il décide de l’aménagement du territoire et possède des pouvoirs bien plus vastes qu’une MRC. Pour les 10 premières années, le gouvernement est paritaire : 12 Cris, 12 Jamésiens. Passé ces premières années, qui achèvent, ce sera au prorata de la population. Et au rythme où va la démographie des Cris, ils seront majoritaires pour l’avenir prévisible.

Denis Lamothe est optimiste. Il a supervisé pour la SQ l’implantation de la police crie, maintenant autonome. Il a tissé des liens.

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Ce qui l’exaspère, et qui motive son entrée en politique, c’est de voir les mêmes problèmes décriés il y a 20 ans toujours pas réglés.

« C’est pas parce que tu es inuit que tu n’as pas les mêmes droits. Un exemple, ben, ben simple. On arrête quelqu’un pour voies de fait à Akulivik [sur la pointe nord du Québec]. Le procureur de la Couronne est à Amos. Il s’oppose à la mise en liberté. Il faut faire une enquête caution devant un juge. En principe, ça doit se faire en moins de trois jours. Le gars prend l’avion (si l’avion se pose). Il se rend à Montréal. Un fourgon le mène à Saint-Jérôme. Des agents d’Amos viennent le chercher à Saint-Jérôme et le ramènent en Abitibi. Ça peut prendre deux, trois semaines ! Ça fait des années que le Protecteur du citoyen a dénoncé ça. Un rapport qui date de 2008. Pourquoi on ne fait pas ça par visioconférence ? Mais là, ça avance enfin.

« On ne peut plus faire du gouvernement plaster. Déjà trois ministres sont allés au Nunavik, et quand ils y vont, c’est pour deux jours. Normalement, ils atterrissaient, faisaient une annonce et repartaient aussi vite. »

Les 14 villages inuits sont tous en manque grave de logements. « Je les admire, ce sont des survivants, plusieurs parlent trois langues, ils font face à d’énormes problèmes sociaux, alcool, suicide, mais je sens une volonté de s’en sortir, et c’est clairement un de mes dossiers principaux. »

Après les incidents opposant la SQ aux Algonquins à Val-d’Or, il a proposé un plan à la direction du corps de police. Sans succès.

« Il faut travailler ensemble, les consulter, être imaginatif. »

Faut aimer aller rencontrer le monde, aussi.

« Oh, dernière question, les signes religieux… »

Il a écarquillé les yeux.

« C’est pas trop, trop un enjeu dans le Nord… »

Il a payé le club sandwich. Pas que le Code de déontologie des journalistes ne s’applique pas au-delà du 49parallèle, c’est qu’il insistait, et j’ai comme principe de ne jamais me battre les jours fériés dans un restaurant avec un policier, même retraité.

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En roulant vers Senneterre, passé la rivière Bell, où rôdent des maskinongés monstrueux, quelqu’un a peinturé sur une roche en grosses lettres : « Bye-bye Lebel-sur-Quévillon », et on ne sait pas si c’était un adieu ému ou un bon débarras.

Un peu plus loin sur la route, quelqu’un a peinturé une immense roche en bleu et blanc, l’a surmontée d’une statue de la Vierge, et on ne sait pas si son vœu a été exaucé.