8h30. La Dre X commence sa journée à l'Hôtel-Dieu. Elle s'arrête d'abord au bureau d'un collègue pour le saluer.

«Son armoire à balais», dit-elle en poussant la porte.

Le local est à peine plus grand qu'un placard. Deux tables côte à côte, des papiers jetés pêle-mêle, de vieilles chaises à roulettes, une petite fenêtre, quelques étagères. Le collègue partage cet espace microscopique avec un autre médecin. Tassés comme des sardines.

Les urgences. Face aux ascenseurs, des boîtes de carton vides à côté d'un conteneur rempli de sacs à ordures. «Pas capable», soupire la Dre X en jetant un regard mauvais sur le désordre.

Aux urgences, des vieux, beaucoup de vieux, souffrent côte à côte. Des cancéreux, des cardiaques, faibles, vulnérables. Ils ont passé à travers les étapes : d'abord le tri, puis la visite du médecin et enfin l'hospitalisation. Ils sont une cinquantaine, parqués dans un corridor ou entassés dans des chambres exiguës, en attente d'un lit à l'étage.

Le corridor est transformé en chambre. Il y a dans chaque recoin un lit surmonté d'un numéro. La chambre de Mme Smith, une dame de 80 ans qui porte une couche : corridor 8. Celle de M. Tremblay, un sans-abri qui s'est fait broyer la jambe par une voiture : corridor 4.

Les patients passent la journée étendus sur leur lit, dans un corridor violemment éclairé large d'à peine huit pieds. Des malades échoués au milieu de la fébrilité des urgences, coincés dans le va-et-vient des médecins et des infirmières.

Oubliez la confidentialité

D'autres, plus chanceux, partagent une chambre minuscule : deux lits séparés par un rideau, un troisième installé de travers au fond de la chambre.

À peine quelques pieds séparent les lits. Lorsque le médecin entre dans une chambre accompagné de ses étudiants, il n'y a plus un pouce pour bouger. Oubliez la confidentialité. Les autres patients entendent tout : le bruit des draps froissés lorsque le médecin fait son examen, les questions intimes, le diagnostic.

Les locaux de la direction générale sont au même étage. Le visiteur n'a qu'à franchir une porte pour se retrouver dans un autre univers, propre, calme, aseptisé. Les bureaux sont vastes, éclairés. Et climatisés, contrairement aux chambres des patients.

Les murs ont été repeints, la moquette est neuve, l'atmosphère feutrée. De grandes fenêtres donnent sur un parc. Les arbres centenaires déploient leurs branches immenses. Une bouffée d'oxygène qui tranche avec le béton hostile de la rue Saint-Urbain, où se trouvent les urgences.

***

Mme Clark a 84 ans. Fragile, pâle. Assise dans une chaise à côté de son lit, elle ouvre de grands yeux lorsqu'elle voit la Dre X arriver avec ses quatre étudiants, qui la suivent à la trace. La Dre X lui parle gentiment. Elle l'écoute à peine.

«Je peux pas me retenir», dit-elle, la voix brouillée par la panique. Elle éclate en sanglots. Elle porte une couche. La Dre X comprend. Personne n'était libre pour la laver.

Un peu plus loin, M. Chamberland, 80 ans, attend la visite du médecin. Il est très malade. Une longue cicatrice zèbre son torse, ses jambes sont enflées et il a de l'eau dans les poumons. De rares cheveux blancs traînent sur son crâne. Il a perdu 25 livres en un mois. Petit, maigre, il flotte dans les draps de son lit.

- Je mange pas, dit-il.

- Pourquoi? lui demande la Dre X.

- Ça me tente pas.

Pendant que la Dre X l'examine en soulevant délicatement sa chemise d'hôpital, un préposé attend, appuyé sur sa vadrouille. Son regard blasé glisse sur le corps décharné de M. Chamberland.

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«L'Hôtel-Dieu, désuet? C'est un euphémisme. Les plafonds nous tombent sur la tête.»

Le Dr Pierre Mayer ne mâche pas ses mots. Pneumologue à l'Hôtel-Dieu, il connaît l'hôpital sur le bout des doigts. Les problèmes du CHUM aussi. L'année dernière, il a cosigné un rapport sur la schizophrénie du CHUM écartelé entre trois pavillons : Hôtel-Dieu, Saint-Luc et Notre-Dame. Un rapport cru qui étalait sans pudeur les états d'âme des médecins.

Il n'est guère plus tendre avec les urgences. Tous les hôpitaux ont des problèmes, tient-il à préciser. Le CHUM n'a rien inventé.

«Allez à Maisonneuve-Rosemont ou à Sacré-Coeur, c'est pareil, dit-il. Les lits sont pris par des personnes âgées ou des gens qui attendent une place en réadaptation. Ils ne se libèrent pas, alors les patients restent bloqués aux urgences.»

Le Dr Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes, en rajoute.

«Le problème des urgences existe depuis toujours, affirme-t-il. C'est comme le mystère de la création. On ne sait pas quand a eu lieu le big bang. Et c'est le même bordel partout. Sauf qu'au CHUM, c'est laid, c'est vieux, ça va mal et ce n'est pas agréable d'y travailler.»

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Un peu plus loin, en haut de la côte Sherbrooke, trône l'hôpital Notre-Dame. Là aussi, les urgences débordent. Les couloirs sont encombrés, les médecins et les infirmières zigzaguent entre les lits des patients, les chariots remplis de serviettes et les seaux d'eau.

Un vieux dort, le drap retroussé sur ses jambes nues. Plus loin, un vieillard gît, la bouche ouverte, la chemise roulée sur les hanches, les fesses enveloppées d'une couche. Ces patients ont été triés, examinés, diagnostiqués, hospitalisés. Ils vivent dans le corridor, au vu et au su de tous, en attendant qu'une chambre se libère.

***

M. Côté a toute sa tête. Quatre-vingt-huit ans. Lucide. Il souffre d'arythmie cardiaque. Pendant que la Dre X lui explique que son coeur bat trop lentement, son voisin ronfle, bouche ouverte, jambes écartées, lunettes perchées sur le nez.

- Vous mangez? lui demande la Dre X en haussant la voix pour couvrir les ronflements.

- Pas beaucoup, ça goûte pas bon.

Il est tombé une dizaine de fois chez lui avant de se retrouver à l'hôpital. «Avant, je m'agrippais au sofa, puis j'arrivais à bout de me relever.»

M. Côté ne voulait pas aller à l'hôpital, de peur de ne plus pouvoir retourner chez lui.

***

Mme Allard est très malade aussi : 90 ans, le coeur faible, le corps épuisé, les jambes presque paralysées. L'usure. «On ne peut pas faire grand-chose, dit la Dre X. Si on l'opère, on la tue.»

Elle est tombée chez elle, entre la table de la cuisine et le fauteuil, au milieu de son appartement.

«J'avais tellement mal aux genoux, raconte-t-elle. J'ai senti que je tombais. Il a fallu que je me traîne jusqu'au téléphone pour appeler le 911.»

Elle ne veut plus vivre seule. «Je suis plus capable. Ça me fâche assez! Je pourrai plus jamais marcher. Je veux être placée à Armand-Lavergne. Est-ce que vous pouvez m'arranger ça?»

Non, la médecin ne peut pas lui «arranger ça». C'est compliqué. Très compliqué. Elle essaie de lui expliquer les méandres du réseau de la santé. Mme Allard l'écoute, résignée. Elle attendra. Pour l'instant, elle se sent en sécurité dans le corridor des urgences.

* Dans ce reportage, tous les noms ont été changés.