Mme Olivier, coquette vieille dame d'origine haïtienne, est assise dans son fauteuil roulant. Seule dans le coin télé de la salle de séjour de l'unité 4 Est de l'Institut de gériatrie de Montréal, elle a le regard fixe, indifférente aux esclandres de Denis Lévesque à TVA.

Mme Olivier est atteinte de démence, nous dit-on.

Mélissa Holland (alias Dre Fifi, écolière attardée à trois couettes) et Philippe Thibodeau (alias Dr Waash, grand dadais maladroit), s'approchent à petits pas de Mme Olivier. Elle sourit, son regard s'illumine. Elle les reconnaît. Le Dr Waash et la Dre Fifi entrent doucement dans la bulle de Mme Olivier en exécutant quelques pitreries franchement comiques (même pour une journaliste qui a toute sa tête).

Puis ils lui baisent la main. Rigolent un peu avec elle. Et la Dre Fifi lui propose de fredonner une chanson en créole. Cela fait aussi sourire la préposée aux bénéficiaires haïtienne qui passe par là et se joint à cette petite chorale improvisée.

Un peu plus loin, il y a la Dre Queen qui apprivoise M. Pallucci, bientôt rejointe par le Dr Waash. L'infirmière-chef Christine Fournier confie que M. Pallucci bougonne continuellement. Il esquisse pourtant un sourire quand la Dre Queen lui fredonne une chanson en italien avant de lui planter un bisou sur le crâne. «Ce monsieur ne se laisse jamais approcher. C'est un coup de maître, ce qu'ils viennent de faire là», chuchote Christine Fournier.

Avant leur tournée de deux heures dans deux étages de l'Institut de gériatrie, les clowns ont parlé avec Yves Borduas, directeur des admissions, qui les a mis au courant de l'état des patients. Après cette préparation d'usage, ils se lancent dans l'arène, apportant aux patients une dose de douce folie, de petites attentions, de chansons surannées, de tendresse.

«Quand on arrive à l'hôpital ou dans un CHSLD, on reçoit un document sur les résidants ciblés, avec des éléments sur leur vie. On apprend ce que la personne a fait comme travail, certains éléments physiques et psychologiques, si elle est sourde, si elle ne supporte pas le toucher, si elle a des lésions... On doit tenir compte de tout ça», explique Florence Vinit, directrice psychosociale de Dr Clown, que La Presse a rencontrée avant la visite à l'Institut de gériatrie.

Ni Bozo ni oncle Georges

«L'essence du clown, c'est d'être dans le moment présent, dans la relation avec l'autre. Il y a tout un travail corporel préalable, pour transformer une émotion et la mettre au service du patient», poursuit Florence Vinit.

Ce n'est pas l'effet d'un miracle clownesque si les Drs Clown arrivent à allumer des regards et à réchauffer des coeurs dans les centres d'hébergement pour personnes âgées. D'abord, il faut savoir que les clowns thérapeutiques ne sont pas des clowns de fête foraine qui débarquent avec un arsenal de cirque.

Les clowns, qui, en majorité, ont un solide bagage artistique, sont triés sur le volet et longuement formés.

Mélissa Holland est l'une des membres fondatrices de l'organisme, né en 2000. Grande fille espiègle et rieuse avec un petit quelque chose de Fifi Brindacier, la directrice artistique de Dr Clown raconte comment elle est devenue clown thérapeutique.

«Après mon bac en enseignement du théâtre à Concordia, je suis allée vivre en Écosse. J'enseignais le théâtre et je détestais cela. C'est alors que j'ai commencé à faire le clown dans des hôpitaux là-bas. Quand je suis rentrée au Canada, en 2000, Olivier-Hugues Terreault et moi avons décidé de créer un organisme semblable avec ce que j'avais connu en Europe. De deux clowns, nous sommes rapidement passés à 28, qui interviennent dans 27 hôpitaux (à Québec, Montréal et Toronto).»

Dr Clown travaille autant avec les enfants qu'avec les personnes âgées. Dans les deux cas, les clowns thérapeutiques côtoient de près la mort. Pour Mélissa Holland, la perception négative de son travail récemment véhiculée dans les médias confirme qu'il reste beaucoup de chemin à parcourir pour faire connaître un métier déjà bien intégré dans plusieurs pays d'Europe.

«Ce n'est pas nouveau pour nous, ce genre de préjugés. Ça fait neuf ans que nous travaillons à briser cette perception. C'est pour cela que, avant de commencer notre travail dans un centre d'hébergement ou un CHSLD, on explique bien aux cadres que nous ne sommes pas infantilisants, que notre démarche artistique est adulte et thérapeutique. Il n'y a pas de perruques, de couleurs criardes et de ballons.»

Photo Robert Mailloux, La Presse

Moins seul avec son chagrin

L'anthropologue Luce Desaulniers, qui dirige le Centre d'étude sur la mort de l'UQAM, a suivi avec beaucoup d'intérêt la controverse autour des clowns. Elle a trouvé «méprisants et ignorants» les propos tenus sur eux. «Ceux qui ont participé à ce débat ont démontré qu'ils ne prenaient pas au sérieux les choses importantes, tout en se prenant eux-mêmes très au sérieux», a confié au téléphone cette spécialiste du vieillissement, qui a aussi perçu «une mésestime de la capacité de recul des gens âgés».

Pour Luce Desaulniers, la déstabilisation heureuse apportée par les clowns est une «poignée de porte» pour accéder aux peurs et aux angoisses. «Il y a chez les clowns une bonté, une acuité qui leur permettent de saisir les petites occasions qu'ils transforment, retournent, amplifient, dramatisent ou grossissent. En reconnaissant l'émotion de la personne en face de lui, le clown la fait se sentir moins seule avec son chagrin. Il crée un lien d'humanité.»

La clown Laura Lacoste, alias Dre Oups, raconte plusieurs anecdotes qui confirment l'analyse anthropologique de Luce Desaulniers.

«Dans les hôpitaux, les membres du personnel sont très occupés, n'ont pas le temps de s'arrêter. Tandis que nous, on est juste une présence qui n'attend rien en retour. Les gens perçoivent cette disponibilité.»

Du temps, un peu de tendresse et quelques chansons pour offrir un peu d'humanité à des personnes qui ne connaissent pas des jours paradisiaques.

Photo Robert Mailloux, La Presse