Les libéraux fédéraux élisent un nouveau chef demain, près de deux ans après une débâcle électorale qui a laissé leur parti dans un état lamentable. Si le nom du successeur de Michael Ignatieff ne fait aucun doute, des interrogations subsistent sur sa capacité à remplir les immenses attentes qu'il suscite. Justin a le nom, la notoriété et un certain style, mais a-t-il le reste ?

La une du quotidien Toronto Star a fait beaucoup jaser les libéraux fédéraux réunis samedi dernier dans la Ville reine, pour entendre le dernier discours des candidats à la direction de leur parti.

Il faut dire qu'elle était plutôt spectaculaire: Justin Trudeau, Maybe Smarter Than You Thought, en gros caractères en haut de page, sous une photo gros plan du jeune député de Papineau.

Justin Trudeau, peut-être plus intelligent que ne le croyiez, telle était la conclusion des collègues du Star, visiblement impressionnés par la prestance du futur chef du Parti libéral du Canada lors de l'exercice imposé de la rencontre éditoriale.

Dans les rangs libéraux, la manchette n'est pas passée inaperçue. «On peut comprendre ce titre de deux façons, m'a confié un jeune militant torontois très actif dans son parti: ou bien ça veut dire que Justin est vraiment intelligent... ou bien ça sous-entend qu'il n'est peut-être pas aussi bête que ça, finalement.»

Ces deux hypothèses, reprises par plusieurs autres militants et collègues journalistes, résument assez bien le «phénomène Justin» et la perception que bien des Canadiens ont du jeune homme politique. Et cela illustre le principal défi de Justin Trudeau: être autre chose que le «fils de», autre chose qu'un beau gosse aux allures de rock star, autre chose qu'une image.

Dans l'entourage de M. Trudeau, on a retenu la première hypothèse et on se réjouissait de l'effet produit auprès du Star.

«Justin est sous-évalué par beaucoup de gens qui pensent que ce n'est qu'un fils à papa sans contenu, mais c'est devenu un avantage pour nous, parce qu'il surprendra chaque fois, explique un conseiller de M. Trudeau. Et puis, les conservateurs feront-ils vraiment des publicités pour dire que Justin n'est pas intelligent? Ça se retournerait contre eux.»

Un bagage à transporter

Le principal intéressé est parfaitement conscient des préjugés à son endroit. Il ne s'en offusque pas. Au contraire, il prend cela avec philosophie.

Ça ne devient pas irritant, à la longue, de se faire traiter de coquille vide, de rock star ou de beau gars sans contenu qui est là uniquement parce que son père est passé avant? lui ai-je demandé cette semaine lors de son passage à notre table éditoriale.

«Pour moi, ça n'a rien de nouveau; c'était déjà ça à mon premier jour à Brébeuf en 1984, a-t-il répondu du tac au tac. J'ai dû vivre avec l'image de mon père et les attentes qui venaient avec. J'ai l'avantage d'avoir eu à vivre avec ce bagage depuis toujours.»

Aux libéraux euphoriques devant son nom de famille, Justin Trudeau sert cette mise en garde: «Il y a le côté vedette ou whatever, c'est vrai, mais ce n'est pas que ça. Des gens me disent: «Tu dois devenir chef parce que tu es toi, Justin Trudeau.» Je leur dis qu'il n'y aura pas de raccourci pour reconstruire le Parti libéral.»

Devant les accès d'enthousiasme comme devant les insultes, le jeune Trudeau reste zen. Étonnamment zen, dit sa femme, Sophie Grégoire, qui, elle, avoue être nerveuse pour la suite des choses.

«Justin est calme naturellement, très calme. C'est pour ça, je pense, que je suis tombée amoureuse de lui! confie-t-elle. Moi, je travaille fort pour rester zen. On sait qu'on va se faire rentrer dedans par les conservateurs et par [Thomas] Mulcair. Ce sera la plus grosse offensive vue à ce jour, on s'y attend.»

Dans la zone d'embarquement, à l'aéroport Trudeau, les deux enfants du couple, Xavier, 4 ans, et Ella-Grace, 3 ans, jouent en attendant le départ de leur vol vers Toronto, où leur père doit prononcer un dernier discours de campagne, le lendemain. «J'essaie de préserver les enfants, j'essaie de les tenir hors du tourbillon autant que possible, reprend Sophie Grégoire. Mais notre vie va changer. On sait ce qui nous attend et on est prêts pour ça.»

Quant aux critiques acerbes visant son mari, en particulier au Québec, Mme Grégoire essaie elle aussi de prendre la chose avec philosophie, même si cela, visiblement, la dérange.

«Il paraît que Justin n'a pas d'idées, que c'est juste un beau gars qui n'a rien à dire. C'est rendu un problème qu'il soit beau! lance-t-elle en riant. Des idées, il en a mis de l'avant et il en dévoilera d'autres. Pour le moment, il fallait se concentrer sur la course à la direction, après quoi il aura du temps avant les élections.»

Un côté «glamour»

Depuis son entrée remarquée sur la scène publique, à l'automne 2000 à l'occasion des funérailles de son illustre père, Justin Trudeau ne cesse d'intriguer, de séduire ou d'horripiler les électeurs.

Le phénomène Trudeau provoque des mouvements totalement irrationnels, autant chez ses admirateurs que chez ses détracteurs. C'est entre ces deux groupes qu'il trouvera, ou non, les appuis nécessaires à son succès.

«On lui dit souvent: «Justin, les gens veulent t'aimer, il faut construire là-dessus»», dit un proche conseiller.

Le côté «glamour» de Justin Trudeau (et du couple Justin-Sophie) et la notoriété du nom Trudeau sont indéniables. Le futur chef du Parti libéral du Canada (PLC) et sa femme soignent d'ailleurs cette image, comme lorsque le politicien a diffusé la semaine dernière une photo sur Twitter les montrant dans une pause de danse à la Saturday Night Fever, samedi dernier! Et comme M. Trudeau a plus de 200 000 abonnés à son compte Twitter, la photo en question a rapidement fait le tour du pays. Pas de doute, ça nous change des très sobres Stephen Harper et Thomas Mulcair...

«Oui, Justin est une rock star, et puis après? On devrait nier ça? Au contraire, il est super connu partout où il va et c'est un avantage pour nous», explique un de ses stratèges.

Un militant influent de Montréal, associé dans un grand bureau d'avocats, ajoute: «Au cours des deux dernières campagnes électorales, en plus d'avoir des problèmes d'organisation, les électeurs nous disaient: «On n'aime pas votre chef...» Ça ne nous aidait pas. Maintenant, ils aiment Justin, qui ramène de plus en plus de militants au parti.»

Même son de cloche du député néo-brunswickois et ami de Justin Trudeau, Dominic Leblanc. «Il ramène les libéraux au bercail. On sait qu'il peut reprendre la grande région de Toronto, mais la grande question est de savoir s'il peut aussi percer au Québec.»

Le vedettariat suit «JT» partout, même au très sérieux Empire Club, à Toronto, où il a prononcé un discours récemment.

«Dans la salle comble, tout le monde l'écoutait religieusement. Personne ne jouait avec son BlackBerry, ce qui est très rare à Toronto! raconte un organisateur libéral qui était présent à l'événement. Même s'il n'a pratiquement pas parlé d'économie, tout le monde l'a applaudi à tout rompre et, après son discours, des femmes d'affaires en tailleur faisaient la file comme des groupies pour se faire prendre en photo avec lui!»

Prêt, pas prêt?

Maintenant que son ascension au poste de chef du PLC est une affaire classée, il reste à savoir si Justin Trudeau a ce qu'il faut pour passer à l'étape suivante: diriger le pays.

Ses conseillers disent qu'il travaille fort, qu'il apprend vite et qu'il s'est beaucoup amélioré depuis son élection à la Chambre des communes, en 2008. Tout cela, objectivement, est vrai, mais on le sent fragile sur plusieurs points.

«Ça va être difficile pour lui, il va devoir apprendre. En ce moment, beaucoup de libéraux se demandent: what does he stand for?», dit un militant qui le connaît depuis l'école secondaire.

En rencontre éditoriale, véritable test pour tout leader, M. Trudeau a démontré cette semaine à La Presse une grande assurance, teintée d'humour et d'une certaine dose de modestie, mais il a aussi patiné plus ou moins élégamment sur quelques sujets, notamment sur le rôle du fédéral en éducation et sur la prise de possession d'entreprises canadiennes par des intérêts étrangers. Quant au projet des conservateurs de fractionner les revenus de tous les ménages, il a dû admettre qu'il ne connaissait pas le dossier.

Justin Trudeau a toutefois bien assimilé le principe politique voulant que la meilleure défensive, c'est l'attaque. Il rate rarement une occasion de critiquer MM. Harper et Mulcair. Au passage, il se moque aussi des «députés accidentels» du Nouveau Parti démocratique au Québec et il accuse les souverainistes de brasser les «vieilles chicanes».

Sur le terrain, il est de plus en plus à l'aise avec les gens, ce qui, curieusement, n'était pas naturel au début. «Il s'est vraiment amélioré, dit son fidèle attaché, Alexandre Lanthier. Il va vers les gens maintenant, pas comme au début, quand j'étais obligé de le pousser dans le dos pour qu'il aille vers eux. Il me disait: «Je ne veux pas les déranger!» «

Affirmations controversées

Il est, sans contredit, plus sûr de lui, mais ses premières années en politique ont été parsemées de déclarations controversées, souvent suivies d'excuses, notamment aux Acadiens, aux gens de l'Ouest et aux francophones unilingues.

Au début de la présente course, il a aussi affirmé que le registre des armes à feu avait été une coûteuse erreur et que le fait de posséder une arme à feu faisait partie de l'identité canadienne, ce qui a semé la consternation dans son propre camp.

«Cette déclaration a été un tournant, dit un conseiller. À partir de ce moment-là, il s'est tourné vers nous, il a eu l'humilité de reconnaître son erreur et de réajuster le tir. Depuis, pas de nouvelles gaffes... Il nous consulte, il nous dit ce qu'il veut dire, on travaille ensemble.»

Malgré quelques gaffes, qui ne semblent pas avoir laissé de traces durables dans l'opinion publique, même ses adversaires admettent qu'il a gagné ses épaulettes en se présentant dans Papineau (contre la volonté de son chef de l'époque) et en reprenant cette circonscription au Bloc.

Même Jean Chrétien, qui n'a jamais reculé devant une bataille politique, a apprécié cette entrée en matière du jeune Trudeau.

«Jean Chrétien l'aime bien, il l'a vu grandir, c'est une autre relation, dit une source libérale qui côtoie l'ancien premier ministre. Et puis Justin a dû se battre pour arriver où il est, dans Papineau, et ça, Jean Chrétien respecte ça!»

Justin Trudeau et Jean Chrétien sur une même scène en campagne électorale, ça pourrait faire un malheur chez bien des libéraux désabusés.

Une équipe et... un absent

Justin Trudeau admet lui-même que les gens hésitent à se joindre au PLC, même à titre de sympathisants, mais il peut tout de même se vanter d'avoir amassé autour de 2 millions de dollars et d'avoir réuni une armée de bénévoles.

Il a aussi mis sur pied une équipe de campagne nationale, dirigée par son ami Gerald Butts (ex-président du World Wildlife Fund au Canada). Dans son entourage gravite aussi Stephen Bronfman Jr, un ami, qui participe aussi à la campagne de financement.

Au Québec, il s'est entouré, notamment, de Christiane Germain (des hôtels du même nom) et de Daniel Gagnier, ex-chef de cabinet de Jean Charest, conseiller respecté et efficace plutôt associé aux conservateurs à l'époque de Mulroney. C'est Daniel Gagnier, par exemple, qui a suggéré à Justin Trudeau d'appeler Philippe Couillard, le soir de sa victoire, question de créer le contact.

Un absent de taille, toutefois, dans son équipe: son frère Alexandre (Sacha), qui agissait à titre de conseiller principal au début de la campagne. Différentes sources m'ont confirmé, la fin de semaine dernière à Toronto, que les deux frères se sont brouillés dans les premières semaines de la course.

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JUSTIN TRUDEAU EN HUIT DATES

25 décembre 1971 Naissance de Justin Pierre James Trudeau. Il est le fils de Pierre Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada, et de Margaret Sinclair. Il grandit à Montréal. Ses parents se séparent alors qu'il a 6 ans.

3 octobre 2000 Pierre Elliott Trudeau meurt le 28 septembre 2000. À ses funérailles à la basilique Notre-Dame à Montréal, le 3 octobre, Justin Trudeau lui rend un hommage émouvant.

28 mai 2005 Justin Trudeau et l'animatrice Sophie Grégoire se marient à Montréal.

22 février 2007 Trudeau annonce qu'il sera candidat pour le Parti libéral du Canada dans la circonscription montréalaise de Papineau, alors représentée par Viviane Barbot, du Bloc québécois.

18 octobre 2007 Naissance de son fils Xavier James Trudeau. Sa fille, Ella-Grace, naît le 5 février 2009.

14 octobre 2008 Trudeau remporte de justesse la circonscription de Papineau avec 1200 voix de majorité et devient député libéral à la Chambre des communes.

2 mai 2011 Trudeau est réélu dans sa circonscription en 2011 avec une avance confortable. La victoire est plutôt amère, puisque son parti perd la moitié de ses sièges et le titre d'opposition officielle.

2 octobre 2012 Il confirme sa candidature dans la course à la direction du PLC le jour de l'anniversaire de son petit frère Michel, mort dans une avalanche en 1998, en Colombie-Britannique.