Le commissaire aux Langues officielles, Graham Fraser, a livré un vibrant plaidoyer en faveur du bilinguisme des juges à la Cour suprême du Canada, mercredi, à l'occasion du lancement d'un colloque qui se tiendra cette semaine à Ottawa pour souligner les 40 ans de la Loi sur les langues officielles.

M. Fraser a profité de la présence du ministre responsable de son commissariat, James Moore, pour exprimer avec force et conviction une opinion opposée à celle du gouvernement Harper sur cette question. Quelques minutes plus tard, le ministre Moore a réitéré la position de son gouvernement.

Soulignant dans son discours le progrès réalisé au Canada en matière de dualité linguistique depuis 1969, année d'entrée en vigueur de la loi, le commissaire Fraser a néanmoins insisté sur le fait qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. «Le symbolisme et la teneur du bilinguisme officiel continuent d'être mal interprétés, a-t-il dit. Un exemple classique de ce malentendu est le débat qui est survenu à propos du projet de loi d'initiative parlementaire du député Yvon Godin.»

Le député néo-démocrate du Nouveau-Brunswick Yvon Godin avait lancé un débat l'an dernier en présentant ce projet de loi, qui donnait suite à la plainte d'un avocat francophone qui avait dû interrompre sa plaidoirie à la Cour suprême pour permettre à un juge unilingue anglophone de se concentrer sur la traduction simultanée.

«À l'heure actuelle, huit des neuf juges peuvent lire et suivre une conversation en français, y compris le juge en chef, Beverley McLachlin», a noté M. Fraser, avant de faire remarquer qu'avant d'accéder au plus haut poste de la magistrature canadienne, la juge McLachlin était née à Pincher Creek en Alberta et avait passé toute sa vie dans l'Ouest canadien.

«Il semble donc normal et raisonnable que ceux qui plaident devant la Cour suprême puissent le faire dans la langue officielle de leur choix, sachant qu'ils seront compris au moment où ils s'expriment et non par le truchement de la voix d'un interprète, a-t-il poursuivi. Pourtant, dans une bonne partie du Canada, cette opinion est toujours considérée comme une forme quelconque de parti pris régional.»

En point de presse quelques minutes après le discours de Graham Fraser, James Moore a soutenu l'opinion contraire, rappelant du même souffle qu'il avait voté contre le projet de loi du député Godin.

«Je suis d'accord avec le principe qu'il a souligné. C'est quelque chose de très important. Nous voulons que chaque juge de la Cour suprême ait la capacité de parler les deux langues officielles complètement, absolument sans problème», a déclaré le ministre du Patrimoine et des Langues officielles.

«Mais je ne crois pas que si quelqu'un n'est pas parfaitement et entièrement bilingue, que ça doive l'écarter comme candidat à la Cour suprême», a-t-il ajouté.

«Ce n'est pas une question de régions, a ensuite précisé M. Moore. Je pense seulement que l'excellence légale devrait être le critère le plus élevé et que nous ne devrions pas empêcher des gens de servir à la Cour suprême du Canada s'ils ne sont pas parfaitement compétents dans les deux langues officielles.»

Quelques minutes plus tard, le commissaire Fraser a renchérit, s'inscrivant encore une fois en faux face à l'opinion du ministre et de son gouvernement.

«Je n'accepte pas l'idée que la langue n'est pas une partie centrale de la compréhension légale, quand les lois sont écrites tant en français qu'en anglais et que la version française a une force égale et que parfois, une cause va tourner autour de cette zone grise entre la formulation en français et la formulation en anglais. Je pense que vous ne pouvez pas faire de distinction entre la compréhension légale et la connaissance du droit dans les deux langues», a-t-il déclaré.

Le dernier juge à être nommé à la Cour suprême est Thomas Cromwell, qui siégeait auparavant en Nouvelle-Écosse. Le juge Cromwell est bilingue. Avant de le choisir, cependant, le gouvernement avait refusé de faire du bilinguisme une condition sine qua non de sélection.

Projet à l'étude

Le projet de loi d'Yvon Godin, qui porte le numéro C-232, a passé l'étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes et il est présentement à l'étude en comité parlementaire. S'il n'y a pas d'élections à l'automne, la pièce législative devrait repasser au vote en troisième lecture vers le mois d'octobre. Mais s'il y a des élections tout sera à recommencer. Auquel cas M. Godin promet de remettre le projet au feuilleton.

Dans l'attente, le député a vertement critiqué l'attitude des conservateurs dans le dossier, lors d'une conversation téléphonique avec La Presse. «Les conservateurs avaient voté contre, a-t-il déploré. Même les francophones du Québec qui avaient voté contre avoir un juge qui parle les deux langues. À ma très grande surprise.»

«En plus, la ministre responsable de la francophonie, Josée Verner, avait voté contre! Il faut le faire! Ça veut dire que M. Harper a décidé que c'était non, et c'est ça que c'est.»

Nouveau programme de contestation judiciaire

Par ailleurs, tel que l'écrivait La Presse mercredi, le ministre Moore a profité de son allocution au colloque pour annoncer que ce serait l'Université d'Ottawa qui gérerait le nouveau Programme d'appuis aux droits linguistiques, qui remplace le défunt Programme de contestation judiciaire.

Le gouvernement Harper avait créé un tollé en septembre 2006 en annonçant la fin de ce programme qui finançait les poursuites judiciaires de membres de minorités linguistiques qui estimaient que leurs droits constitutionnels avaient été brimés. Il s'était finalement engagé à mettre sur pied ce nouveau programme en réglant hors-cour une action intentée par la Fédération des communautés francophones et acadienne. Ce Programme d'appui aux droits linguistiques disposera du double du budget annuel que le programme précédent, soit 1,5 million de dollars.

«Nous sommes très satisfaits de l'étroite collaboration, s'est réjouie hier la présidente sortante de la Fédération, Lise Routhier-Boudreau. Et je pense qu'une enveloppe bonifiée, c'est très important aussi.»

Elle a néanmoins exprimé certains points négatifs. «J'ai été un peu déçue que les nominations au niveau du comité d'experts n'avaient pas été faites aujourd'hui. Ça, c'est une autre étape à franchir et je souhaite que ça puisse se faire le plus rapidement possible», a-t-elle dit.

Le ministre Moore a promis mercredi de nommer ce comité de huit personnes qui sera chargé de sélectionner les dossiers admis dans le programme dans les prochaines deux semaines.