Après 12 années de surplus budgétaires, les déficits sont de retour à Ottawa. Et comment! Pour relancer l'économie canadienne, le gouvernement Harper prévoit un déficit de 34 milliards en 2009-2010 et de 30 milliards en 2010-2011. L'encre rouge durera au moins quatre ans. Dans une entrevue exclusive accordée à notre chef de bureau d'Ottawa, Joël-Denis Bellavance, le premier ministre Stephen Harper donne les grandes lignes des mesures envisagées dans le budget qui sera déposé mardi. Un budget crucial à la fois pour l'économie et pour le sort du gouvernement minoritaire conservateur à la Chambre des communes.

Q Votre gouvernement est à mettre la dernière main au budget qui va être déposé mardi. Quelles sont les principales mesures que vous envisagez pour relancer l'économie?

R Nous aurons un budget de stimulus. Ça veut dire que mon gouvernement va aller dans le marché pour emprunter des fonds qui sont là mais que des consommateurs ne dépensent pas à cause de l'incertitude économique, que des compagnies n'investissent pas à cause de l'incertitude économique. Nous allons emprunter ces fonds, avec des taux d'intérêt très bas, pour maintenir l'activité économique, en investissant notamment dans des infrastructures. Ça veut dire évidemment la construction d'édifices, de ponts, d'égouts, des projets très concrets. Mais, aussi, des investissements pour l'innovation technologique et pour la formation des travailleurs et des chômeurs.

De plus, nous travaillerons avec les provinces et les municipalités pour nous assurer que ces projets commencent immédiatement. C'est important que ces projets commencent immédiatement et que la durée de ces programmes soit limitée dans le temps parce qu'on ne veut pas de déficits à long terme.

Aussi, il y aura des mesures pour soutenir le secteur des affaires. La plus grande difficulté pour beaucoup de secteurs, aujourd'hui, c'est l'accès au crédit et le financement des entreprises. Le gouvernement aura des mesures pour faciliter cela. Il n'y a pas de solution rapide et facile, mais nous aurons d'autres mesures pour faire avancer les choses.

Nous aurons des réductions d'impôt pour les entreprises et les familles ; des réductions modestes, mais importantes pour stimuler les dépenses des consommateurs. Ce sera un élément équilibré. Enfin, il y aura de l'aide pour les membres de notre société les plus vulnérables, pas seulement les chômeurs, les Autochtones et les handicapés, mais des gens qui ont des besoins importants.

Ce sera un grand stimulus si on fait une comparaison avec nos budgets récents, mais pas aussi important que ce qui se fait aux États-Unis. On parle d'un déficit de plus de 1000 milliards de dollars aux États-Unis. Beaucoup d'autres pays vont avoir des déficits beaucoup plus grands que le nôtre et à plus long terme.

Q Durant la dernière campagne électorale, vous aviez dit que le Canada pourrait éviter la récession, qu'il n'y aurait pas de déficit. Aujourd'hui, la situation économique s'est quand même détériorée assez rapidement, au point où vos adversaires vous accusent d'avoir caché la vérité aux Canadiens.

R On devrait d'abord regarder les prévisions du secteur privé. En octobre dernier, les organisations nationales et internationales ne prédisaient pas une récession au Canada. Mais depuis, chaque mois, la situation mondiale s'est détériorée et, évidemment, ça a touché les prévisions pour le Canada. Le gouvernement doit maintenant adapter ses positions à cette nouvelle réalité. Mais l'automne dernier, alors que les organisations internationales et même nationales ne voyaient pas de récession à l'horizon pour le Canada, ce n'était pas le rôle du premier ministre de l'annoncer. La réalité, c'est que le Canada est en train d'entrer dans cette récession plus tard que les autres, que les effets jusqu'à maintenant sont beaucoup plus limités que dans beaucoup d'autres pays et que nos perspectives pour la relance économique sont bien meilleures que celles des autres.

Q Vous avez évoqué l'idée que le déficit pourrait atteindre 30 milliards (il sera de 34 milliards). Combien de temps pensez-vous que le gouvernement sera en déficit?

R La plupart de nos mesures dans le budget seront échelonnées sur deux ans. On aura un déficit considérable pendant ces deux ans. Il y aura un déficit limité pendant les deux années subséquentes et, après, on va retourner en surplus. Si nous résistons aux demandes de l'opposition de rendre permanentes nos mesures, nous reviendrons à des budgets excédentaires à long terme. La plupart des autres pays sont déjà en déficit, pas nous. Mais aussi notre dette par rapport au PIB est très basse, et cette position ne va pas se détériorer pendant les deux, trois années à venir. C'est tout à fait différent des autres pays.

Q Vous connaissez les principales conditions de Michael Ignatieff pour que les libéraux appuient votre budget. Pensez-vous que votre budget pourra rallier l'appui des libéraux pour éviter des élections?

R J'espère que oui. La population ne veut pas d'élections. La population vient de nous donner un mandat renforcé pour diriger l'économie dans une période d'incertitude énorme. Évidemment, nous avons invité les libéraux à nous donner leurs idées. Leurs idées sont très, très générales. On doit protéger les personnes vulnérables, on doit protéger les emplois, on doit créer des opportunités pour l'avenir... Évidemment, ce sont des principes très évidents pour n'importe quel gouvernement. J'ai parlé deux fois avec M. Ignatieff et j'ai pris connaissance de ses déclarations publiques. Il doit prendre sa propre décision, mais je pense que nos actions répondent aux besoins de la communauté d'affaires, aux besoins des provinces en général, aux demandes de la population.

Q Aux États-Unis, M. Bush a tenté de relancer l'économie américaine en réduisant les impôts. Ça n'a pas eu l'effet escompté. Pensez-vous que ça peut fonctionner au Canada, parce que c'est ce que vous voulez faire?

R C'est important de noter la différence entre l'administration américaine et la nôtre. Il y a plus d'un an, nous avons réduit les taxes et les impôts d'une façon permanente pour donner confiance aux consommateurs. Grâce à ces actions, nous avons évité la première année de la récession américaine. Aux États-Unis, le gouvernement a offert aux contribuables des réductions à court terme. On a augmenté la dette sans résultat. Je pense que si on parle des réductions de taxes et d'impôts, dans la plupart des cas, pour être efficaces, ces mesures doivent être permanentes. Si on veut relancer l'économie, on doit viser la classe moyenne. On ne peut pas relancer l'économie et les dépenses des consommateurs sans viser la classe moyenne. On peut avoir des centaines de programmes, mais peu qui rejoignent les personnes de la classe moyenne. C'est pourquoi on doit avoir des mesures de réduction de taxes et d'impôts. C'est une question d'équilibre.

J'ai lu les déclarations de M. Ignatieff. Il dit qu'il ne s'oppose pas automatiquement aux réductions de taxes et d'impôts, mais il se préoccupe des déficits à long terme. Nous partageons la même inquiétude. C'est pourquoi nous devons avoir un programme équilibré.

Q Les États-Unis sont le principal partenaire commercial du Canada. On dit souvent que, lorsque les États-Unis éternuent, le Canada attrape la grippe. Est-ce que, selon vous, c'est toujours le cas? Est-ce que vous êtes inquiet de la situation économique des États-Unis en général? Peut-elle avoir un effet à long terme sur celle du Canada?

R Cette récession n'a pas commencé au Canada. Tout le monde le sait. C'est une récession mondiale. Et, pour nous, les plus grands effets ont commencé à se faire sentir aux États-Unis. Évidemment, je m'inquiète de l'incertitude économique qui existe aux États-Unis, des défis qui restent. Et on ne parle pas seulement de la nécessité d'un stimulus économique et fiscal, mais de la situation du secteur financier aux États-Unis. Cela reste une grande inquiétude. Si la situation perdure, nous aurons des effets au Canada. C'est une des raisons pour lesquelles nous voulons mettre de l'avant un stimulus économique. Nous nous sommes engagés, avec tous les grands pays du G20, tous les grands pays du monde, à faire un effort coordonné pour stimuler l'économie mondiale. Mais il reste des difficultés aux États-Unis. J'ai dit au président Obama que les États-Unis et les Américains sont notre partenaire commercial le plus important. Ils sont nos alliés les plus proches et ils sont nos amis les plus proches. Et nous sommes prêts à travailler ensemble pour améliorer la situation aux États-Unis, si c'est possible. Je pense que les premiers ministres provinciaux ont la même attitude. On comprend, dans le monde, dans la majorité des provinces, qu'il faut travailler ensemble. Ce n'est pas le temps des enjeux politiques. C'est le temps de travailler ensemble, d'une façon positive, pour trouver des solutions communes. Et c'est ce que nous faisons avec les États-Unis et les autres. C'est ce que la grande majorité des provinces font avec nous. Et c'est important de noter que nous sommes un gouvernement qui a beaucoup augmenté les transferts aux provinces. Par exemple, mon gouvernement a augmenté la péréquation de 70% au Québec. Et nous sommes le premier gouvernement depuis longtemps à dire, dès le début d'une récession, que nous n'avons pas l'intention de réduire les transferts aux provinces. Au contraire, ces transferts vont continuer à augmenter, peut-être pas aussi vite que certaines provinces le désirent, mais on va hausser les sommes nécessaires au maintien des services sociaux pendant cette période difficile. C'est un engagement important que nous tiendrons.