Ils sont âgés de 13 à 17 ans. Tous ont été négligés, agressés ou abandonnés par leurs parents. À 18 ans, alors que la plupart des jeunes de leur âge restent dans le confort du nid familial, ils seront forcés de voler de leurs propres ailes. Pour qu'ils ne se retrouvent pas dans la rue avec rien d'autre qu'un sac vert contenant leurs maigres possessions, un nouveau programme de la Direction de la protection de la jeunesse les prépare à faire le grand saut. La Presse a passé plusieurs jours dans une maison qui héberge ces jeunes laissés pour compte à Montréal.

On parle de sport à la table de la salle à manger. Le noeud de la discussion consiste à déterminer qui, de Cristiano Ronaldo ou de Lionel Messi, est le meilleur joueur de soccer. Pendant que les garçons enchaînent les arguments avec vigueur, les filles lèvent les yeux au ciel en signe d'agacement. Le sujet ne leur plaît pas.

«C'est plate, j'aurais voulu aller souper chez mon ami», grogne Alyss*, 15 ans, en grignotant un morceau de laitue d'un air boudeur. «Il est tellement beau. Et tellement bon au lit», chuchote-t-elle en lançant un clin d'oeil à sa voisine.

«Bon, pas besoin de recommencer à nous raconter ta vie sexuelle. On sait que t'aimes ça et on veut pas en entendre parler», répond l'autre. Loin de se laisser démonter, Alyss en remet en lâchant quelques vulgarités.

«O.K., les filles, on change de sujet», dit Valérie Martin, une des éducatrices qui supervisent les jeunes pensionnaires. «Alyss, c'est ton tour de faire la vaisselle», affirme-t-elle d'un ton sans appel en montrant du doigt la cuisine. L'adolescente se met en route d'un pas traînant. En quelques secondes à peine, la situation a failli tourner au vinaigre.

Ce n'est pas étonnant. Ils sont sept à cohabiter dans cette maison d'un quartier résidentiel du sud de Montréal: trois garçons et quatre filles âgés de 14 à 17 ans. Deux autres, plus jeunes, devraient venir s'installer pour de bon d'ici quelques mois.

Les filles dorment en haut; les garçons au sous-sol. La plupart ont leur propre chambre, sauf deux des filles, qui en partagent une. Des chambres d'adolescents tout à fait normales, d'ailleurs, avec des affiches aux murs, des rideaux colorés et des tonnes de disques, de photos, de livres et de vêtements qui traînent un peu partout. Au rez-de-chaussée: une cuisine, une salle à manger et un salon à aire ouverte, une salle de lavage et une salle d'ordinateur, qui sert surtout à jouer à des jeux vidéo. Le Xbox, on se l'arrache. La télé aussi. À première vue, rien ici, ni dedans ni dehors, ne laisse deviner qui y habite.

Défi de taille

Nous sommes dans une des trois ressources intermédiaires de l'île qui, depuis 2009, ont la mission de préparer à la vie adulte les jeunes les plus seuls et les plus isolés de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Le défi est de taille. La plupart des résidants vivent loin de leurs parents depuis la petite enfance. Ils ont été si maltraités que le tribunal a ordonné qu'ils soient placés jusqu'à leur majorité. Une mesure extrême dont font actuellement l'objet quelque 1000 mineurs dans la métropole.

La majorité d'entre eux vivent chez un proche ou dans une famille d'accueil, mais quelques-uns, trop turbulents ou trop accaparants, n'y ont pas eu de place. «Ils ont des troubles d'attachement, des problèmes de consommation, des comportements agressifs ou impulsifs», explique Gilles Lalande, propriétaire de deux des trois foyers qui accueillent ces laissés pour compte.

Prenons Alexander*, 17 ans. Placé depuis l'âge de 3 ans parce que sa mère est schizophrène, il vit au foyer Lalande depuis quatre ans. «Plus jeune, j'avais des gros problèmes d'anxiété, dit-il. Je n'arrivais pas à me retrouver en public. Même prendre le métro, ça me stressait.» Il a aussi été violent. «J'ai déjà menacé la mère d'une de mes familles d'accueil avec un bâton de hockey.» Il a dû déménager.

Après avoir été balloté d'une famille d'accueil à l'autre, le garçon, comme ses actuels colocataires, a échoué entre les murs impersonnels d'un centre jeunesse. Il n'y a pas si longtemps, il y serait probablement resté toute sa vie. Plus maintenant.

«Nous voulions offrir aux jeunes [comme lui] le milieu de vie le plus normal possible dans un contexte qui ressemble au maximum à un milieu de vie familial, explique Nathalie Bibeau, directrice des services en milieu de vie au centre jeunesse de Montréal. Le but est de développer leur indépendance et leur autonomie.»

En effet, une fois majeurs, ils ne pourront compter que sur eux-mêmes. Certains ont gardé contact avec des membres de leur famille, mais ces derniers n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu, les prendre en charge. Les autres n'ont personne.

Tout à apprendre

Sans modèles familiaux, ils ont tout à apprendre: rendre leurs devoirs à temps, laver leurs vêtements et ramasser leur chambre, faire le ménage et la cuisine, prendre rendez-vous chez le médecin, tenir un budget, ouvrir un compte de banque, recevoir des amis à la maison, trouver un emploi, faire l'épicerie... Au foyer, comme dans n'importe quelle famille, les adolescents peuvent sortir, allez chez des amis, même dormir ailleurs. Du moment qu'ils demandent la permission avant.

«En gros, on essaie de leur montrer à devenir quelqu'un», dit Hérold Paul, membre de l'équipe d'éducateurs qui partagent le quotidien des jeunes du matin au soir (des surveillants de nuit assurent une présence dans la maison après minuit). Ce soir, c'est lui qui a préparé le souper. Du ragoût. Comme chaque jour, un jeune avait pour tâche de l'aider. Un autre devra laver la vaisselle après le repas. Ce sont aussi les adolescents qui s'occupent du ménage. Des feuilles collées sur un mur, dans chaque pièce, servent d'aide-mémoire.

«On ne pourra jamais remplacer leurs parents, mais on peut quand même leur servir d'exemple et leur montrer un chemin qui n'est justement pas celui emprunté par leurs parents», souligne Hérold Paul. Aujourd'hui, il discute avec Anastasia* de son emploi étudiant. À la suite de ses conseils, la jeune femme a commencé il y a plusieurs mois à travailler chez McDonald's. À l'époque, elle n'a pas dit qu'elle vivait dans un foyer. Ça aurait nui à sa candidature, croit son éducateur.

«La job est plate, mais au moins, ça me fait de l'argent de poche», dit-elle. Elle suit maintenant une formation pour devenir monitrice de camp de jour.

«Il n'y a pas si longtemps, Anastasia ne décrochait même pas le téléphone pour prendre un rendez-vous, raconte Gilles Lalande. En fait, au début, aucun de nos jeunes ne sortait seul. Maintenant, ils vont chez leurs amis, au dépanneur, à la bibliothèque, chez leurs amis.»

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* Les noms ont été modifiés pour protéger les jeunes. Ils ont choisi eux-mêmes leur pseudonyme.

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Qu'est-ce qu'un placement jusqu'à majorité?

Seul un juge peut ordonner qu'un enfant soit placé en famille d'accueil ou en centre jeunesse jusqu'à ses 18 ans. Pour qu'il en arrive à une décision aussi radicale, tout doit avoir été tenté pour aider les parents et maintenir l'enfant dans sa famille, explique Jocelyne Boudreault, porte-parole des centres jeunesse de Montréal. Les raisons qui motivent un placement jusqu'à la majorité sont nombreuses.

Dans certains cas, les parents ont carrément abandonné l'enfant. Parfois, ils souffrent de troubles psychologiques graves ou de problèmes de toxicomanie ou d'itinérance qui ne se résorbent pas depuis plusieurs années. Dans d'autres cas, l'enfant est placé depuis quelques années, mais sa situation familiale ne s'est pas améliorée entre-temps.

Attention: un placement permanent ne signifie pas que l'enfant n'a plus le droit de voir ses parents. Il ne vit simplement plus avec eux. À Montréal, les jeunes qui font l'objet de cette mesure représentent moins de 1% des enfants recevant des services de la Direction de la protection de la jeunesse.