Bordeaux déborde. Chaque soir, des détenus déroulent leurs matelas dans les cellules des autres pour y passer la nuit. Ailleurs au Québec, ce n'est guère mieux; les prisons provinciales sont pleines à craquer. Et avec le durcissement des lois criminelles par le gouvernement Harper, la population carcérale risque d'exploser. Au bout du compte, c'est la population qui en paiera le prix.

À la prison de Bordeaux, on les appelle les «dodos». Ce sont les détenus sans cellule. Des prisonniers itinérants qui hantent les corridors, un sac rempli de leurs effets personnels sous le bras. Chaque soir, ils déroulent un matelas sur le plancher d'une cellule déjà occupée et s'allongent comme ils le peuvent, la tête posée à quelques centimètres de la cuvette des toilettes.

Marc est gardien depuis 30 ans à Bordeaux. La surpopulation carcérale, pour lui, est une plaie. Un désastre. «Je suis un gars usé, admet-il. Tout ce qu'on fait aujourd'hui, c'est éteindre des feux.»

Au moment de l'entrevue, en novembre, son secteur comptait 70 détenus et 37 dodos. «Ces gars-là se promènent avec leur sac, ils couchent par terre, dans la saleté. Ça n'a pas de sens! On est incapable d'entrer dans les cellules parce que les matelas bloquent les portes. Quand on fait nos rondes, la nuit, on ne voit pas la tête des gars, sous le lavabo.»

Bordeaux déborde. Depuis 10 ans, les détenus sont toujours plus nombreux à franchir les portes de cette prison du nord de Montréal. Pour les accueillir, on a mis les détenus par deux dans des cellules conçues pour une seule personne. On a transformé des salles communautaires en dortoirs. Et on a inventé le concept des dodos.

L'énorme prison centenaire risque de craquer sous la pression, dit Marc, indigné. «Ce n'est pas une shop! Il y a des dodos qui nous disent: Je ne peux pas aller dans cette cellule, on va me battre. Nous, on n'était même pas au courant. On n'a plus le temps de parler aux gars comme on le faisait avant. On ne fait plus que les déplacer d'une cellule à l'autre. Et on ne sait plus où les mettre.»

Le directeur adjoint du réseau correctionnel de Montréal, Pierre Couture, admet que la situation des dodos est loin d'être idéale. «Mais cela se fait dans un contexte très sécuritaire, assure-t-il. On ne mettra pas n'importe qui ensemble. Et puis, dès qu'une cellule se libère, on la donne à un dodo.»

Manger sur une marche

La surpopulation carcérale n'est pas un problème exclusif à Bordeaux. Plusieurs centaines de prisonniers en trop s'entassent dans les 17 prisons de la province. La protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain, a soulevé le problème à de nombreuses reprises dans les dernières années.

«Le taux d'occupation excède de 15% à 20% la capacité totale de la majorité des prisons du Québec, explique-t-elle. Cela ne fait pleurer personne. Il reste que cela entraîne d'autres problèmes, notamment des transferts très fréquents, un accès plus restreint aux soins médicaux, un manque de salubrité, des comportements plus violents et plus de pression sur les agents correctionnels.»

La pression, Mathieu, gardien de Bordeaux, la ressent tous les jours. «À l'heure des repas, il y a des gens qui mangent sur les lits et les marches d'escalier. Plus c'est peuplé, plus il y a des frictions entre les gens. Et nous qui passons à travers ça, nous ne sommes pas les bienvenus. Ce n'est pas sécuritaire.»

La population carcérale augmente alors que le taux de criminalité ne cesse de diminuer au Québec. Ce paradoxe s'explique surtout par la suppression des «absences temporaires» que l'on accordait aux prisonniers avant le meurtre d'Alexandre Livernoche par Mario Bastien, un pédophile qui était en permission quand il a commis son crime, en 2000.

Depuis, les détenus du Québec n'y ont plus droit, et la population carcérale semble avoir atteint un sommet critique. Pourtant, ce n'est rien par rapport à ce qui se prépare, avec le récent durcissement des lois criminelles par le gouvernement de Stephen Harper (voir autre texte).

Émeutes et prises d'otages

M. Couture se fait rassurant. «La prison de Bordeaux est pleine, c'est certain. Mais il n'y a pas de surpopulation au point de rendre les conditions de détention difficiles ou de restreindre l'accès aux programmes.»

Tôt ou tard, la surpopulation carcérale risque pourtant d'avoir des conséquences dramatiques, disent plusieurs observateurs.

«On parque les gens en prison pour qu'ils fassent leur temps. C'est de plus en plus difficile à gérer. La tension augmente sans cesse. On le sent dans toutes les prisons», dit Laurent Champagne, responsable de l'Aumônerie communautaire de Montréal.

«On peut s'attendre au retour en force de deux choses: les émeutes et les prises d'otages», prédit sombrement François Bérard, directeur de la maison de transition Saint-Laurent.

À Bordeaux, le manque de places force la direction à mélanger les clientèles. La vente de drogue est de plus en plus difficile à réprimer, tout comme les actes de violence, pratiquement inévitables dans une telle promiscuité.

Débordées, les autorités carcérales sacrifient de plus en plus les efforts de réinsertion sociale, constate M. Champagne. «À Bordeaux, il n'y a pratiquement plus de bénévoles parce qu'il y a trop de détenus. On craint pour leur sécurité. Les gardiens n'en veulent plus parce qu'ils disent que c'est trop dangereux.»

«On utilise maintenant des salles de classe comme dortoirs, ajoute M. Bérard. Les programmes sont escamotés au profit d'une garde pure et dure. Si on ne trouve pas de solution de rechange et que l'on continue à remplir les prisons, cela créera un climat extrêmement dangereux pour les détenus, pour le personnel et, au bout du compte, pour la société. Les gens qui sortiront de prison seront plus dangereux que lorsqu'ils y étaient entrés.»

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Les noms des gardiens ont été changés pour leur éviter des représailles.