Comment est-on passé d'une époque où croire en Dieu s'imposait à une époque où croire est devenu une option parmi d'autres ? C'est ce que tente d'expliquer Charles Taylor dans L'âge séculier, essai colossal de 1307 pages qui lui a valu le prestigieux prix Templeton, et dont la traduction française a paru en mars. Coup d'oeil sur notre quête de plénitude dans un monde désenchanté.

« Où on va ? En haut ? », demande Charles Taylor. Malgré ses 79 ans, le grand philosophe domine le rez-de-chaussée des Éditions Boréal comme une tour bien droite. Il gravit les marches sans trop perdre le souffle. Taylor, l'un des plus importants penseurs canadiens du dernier siècle, revient d'un autre voyage en Inde et en Autriche, où il enseignait depuis le début de l'hiver. Il nous accorde sa première interview depuis son retour.

Le prof de l'Université McGill parlera pendant plus de 90 minutes avec son esprit sagace et soucieux des nuances. Mais, pour l'instant, il tapote des doigts sur la table pendant qu'on se demande comment aborder son ouvrage. « Je sais, c'est difficile, lance-t-il, le regard amusé. Notre façon d'être aujourd'hui nous semble une évidence. Nous sommes incapables de concevoir que la vie puisse être autrement. C'est comme si un mur nous empêchait de voir de l'autre côté. »

Il y a 500 ans, la question de croire ne se posait pas vraiment. C'était une façon partagée de concevoir le monde, une évidence qui s'imposait, presque comme bouger les pieds s'impose si on veut marcher. Aujourd'hui - du moins en Occident -, croire est devenu une possibilité parmi d'autres. C'est à cet aspect de la sécularisation que Taylor s'attarde. Celle d'un monde désenchanté où l'on peut remplacer la morale par la psychologie ou par une petite hygiène spirituelle.

Avec érudition, il serpente à travers l'histoire pour expliquer ce parcours en retournant un maximum de pierres. Il a consacré 15 années à ce travail.

La science

Taylor s'attaque à une thèse « réductrice », celle qui dit que la religion est une superstition ou même un poison dont la science nous a guéris. Selon lui, la science ne suffit pas pour expliquer la sécularisation. Et la religion, paradoxalement, aurait contribué à la sécularisation.

« Bien sûr, la science a joué un rôle majeur, précise-t-il. Avec Galilée puis Newton, le monde commence à s'expliquer en lui-même, à partir de ses parties. C'est l'image célèbre de l'univers mécanique, réglé comme une horloge. On passe maintenant à ce que j'appelle un cadre immanent. »

Certes, on peut se demander si cette horloge a un Créateur. Mais, comme dirait Laplace, il s'agit d'une hypothèse dont on n'a plus besoin pour en comprendre le fonctionnement.

Taylor voit une autre cause à la sécularisation : le passage de la monarchie à la démocratie. « Les monarchies étaient censées refléter un ordre cosmique. Certains hommes naissaient supérieurs, c'était ainsi. Puis, en même temps que la science se développe, l'ordre social change. L'idée d'un contrat social apparaît, des révolutions éclatent. L'organisation politique devient quelque chose qu'on choisit et qui se justifie sans qu'il soit besoin de transcendance. Cette rupture est extraordinaire. »

On invente donc quelque chose, soutient Taylor. Et la réforme du catholicisme y participe. Elle rend chacun responsable de son salut. Les croyants deviennent plus égaux et plus indépendants. Ce mouvement s'inscrit dans le « cadre immanent » de Taylor.

Il insiste : il ne s'agit pas d'une théorie à laquelle les gens souscrivent. C'est une expérience du monde, un imaginaire social partagé.

L'éthique de l'authenticité

Une idée « radicalement nouvelle » naît alors : « Chaque homme a sa propre mesure », dit Taylor. Cela mène à « l'âge de l'authenticité », qui apparaît au dernier siècle. « On pense qu'il n'existe plus de nature humaine. Il faut trouver sa façon d'être humain et la réaliser. Être original, sans se conformer. Sinon, on commet presque un crime contre sa propre personne. »

L'homme moderne ne se réduit donc pas à une calculatrice qui évalue les coûts et les bénéfices. Il cherche aussi à s'exprimer. Et à vivre une certaine « plénitude », croit Taylor.

C'est peut-être là que subsiste la religion en Occident. Car les conditions de la croyance ont changé. Elle ne sert plus à comprendre le monde ou à justifier l'ordre social.

Taylor reconnaît avoir éprouvé « des difficultés » avec le concept de plénitude. « Je cherchais un mot pour parler à la fois des croyants et des non-croyants, malgré leurs expériences très différentes. C'était peut-être une tâche impossible. »

La plénitude, ce sont les moments sans lesquels la vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue. « Comme on le dit dans Porgy and Bess (un opéra de Gershwin, qu'il cite en anglais) : Mathusalem vécut 900 ans/Mais est-ce une vie ?/Aucune jolie jeune fille/Ne se donne à un vieux de 900 ans. »

Entre le choix et l'appel

Taylor est un philosophe du compromis.  Sa pensée hybride résiste aux catégorisations faciles. Il chevauche les traditions anglo-saxonnes et continentales (France et Allemagne).

Fils d'une francophone et d'un anglophone, il grandit à Montréal dans les années 30. Ce catholique pratiquant figurera parmi les intellectuels invités à faire partie du club de Castel Gandolfo, convoqué épisodiquement par Jean-Paul II pour discuter de la société et des sciences.

A-t-il l'impression d'avoir choisi le catholicisme ? « Ce n'était pas imposé, mais ce n'était pas non plus comme choisir un parfum de crème glacée, blague-t-il. Il y a aussi un sentiment de l'appel. Sinon, ce ne serait pas la foi. » À cela s'ajoute le sentiment de contingence. « J'ai grandi avec des modèles très variés. Mes croyances ne viennent pas que de là ; des rencontres ultérieures les ont aussi façonnées. D'ailleurs, mon frère ne partageait pas ma foi. J'aurais pu être un autre. On n'aurait pas pu dire cela il y a 500 ans. »

Comment ses croyances influencent-elles sa pensée ? « On peut dire qu'il y a plus de chances que les idées que je développe viennent d'un croyant que d'un athée. Mais une fois que les arguments sont sur la table, ils doivent être considérés en eux-mêmes. Ils doivent tenir la route et se défendre sans référer à leur auteur. Par exemple, moi je peux être convaincu par les idées de Nietzsche, même si nos pensées sont très différentes. »

Le directeur de thèse de Taylor à Oxford, Isaiah Berlin, distinguait entre deux types de penseurs : les renards, qui s'intéressent à un peu tout. Et les hérissons, des monomaniaques obsédés par une quête philosophique. Dans L'âge séculier, Taylor se réfère bien sûr aux canons de la philosophie, mais aussi à la psychanalyse, aux poètes Schiller ou T.S. Eliot et à plusieurs courants artistiques. Malgré tout, il se qualifie d'hérisson. « La façon dont la poésie m'émeut et mon expérience de la foi, tout cela se tient dans ma tête. J'ai l'impression que ça se rapporte à la même chose, à un centre. Je ne pourrais pas le définir toutefois. Il me faudrait quelques siècles de vie et une bibliothèque complète ! (rires) Si je le pouvais, je finirais par construire un système de pensée. »

Y a-t-il un lien entre L'âge séculier et le rapport de la commission sur les accommodements raisonnables, qu'il a présidée avec Gérard Bouchard ? « Oui, répond-il. Notre rapport peut être conçu comme une façon de trouver la place de la religion dans une société démocratique qui a subi la transformation que je décris dans le livre. La réponse, c'est de garder les institutions neutres et de donner un maximum de liberté aux gens, tant qu'il n'y a pas diffamation ou haine. »