Les ingénieurs qui ont vérifié la solidité de l'échangeur Turcot étaient tellement inquiets qu'ils ont réclamé une rencontre «d'urgence» avec le ministère québécois des Transports. Parmi les problèmes observés : l'armature d'acier n'a pas toujours été placée selon les plans avant que ne soit coulé le béton, un scénario qui rappelle celui du viaduc de la Concorde.

Dans son rapport transmis le 9 juillet dernier à Transports Québec, Mario Trottier, l'ingénieur du consortium SNC-CIMA et Dessau, chargé de surveiller l'échangeur Turcot, proposait une «réunion d'urgence», devant être tenue dès le lendemain, à Montréal, avec le Ministère.

La réunion a eu lieu dès le 10, indiquait hier soir, Seddik Mihoubi, ingénieur responsable de Turcot au ministère des Transports. Lorsque cet échangeur aura disparu, «beaucoup de gens seront soulagés, moi le premier», a-t-il laissé tomber.

La Presse avait divulgué fin octobre l'existence de ce rapport. On en a obtenu hier une copie de sources gouvernementales. Le constat est alarmant. L'ingénieur Trottier débute en soulignant que les ingénieurs-conseils - ils ont un mandat de 1,5 million par année pour surveiller l'échangeur Turcot - avaient jugé nécessaire de poursuivre leurs analyses durant la fin de semaine, ce qui donne le ton au caractère pressant des recommandations.

Sécuritaire

En point de presse, fin octobre, le sous-ministre Denys Jean avait convenu que Turcot restait «la structure la plus surveillée au Québec».

Pour l'ingénieur Mihoubi, la circulation a été réduite immédiatement sur l'échangeur. «On ne laisserait pas Turcot ouvert si ce n'était pas sécuritaire. La technologie nous permet même de le surveiller à distance.»

Devant ce rapport, Michel Gagnon, président de l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement, soulignait que 25 ingénieurs de structures de Transports Québec avaient, en juin, transmis une lettre faisant état de leurs inquiétudes au premier ministre Charest.

Ils n'ont obtenu qu'un accusé de réception. Dans leur lettre, ils rappelaient que notamment l'ajout de 4300 ponts municipaux à surveiller et l'état délabré des ponts et viaducs représentaient «une surcharge de travail telle que nous ne sommes plus en mesure d'assurer la sécurité de l'ensemble du parc de structures».

Dans son rapport de trois pages sur l'échangeur vétuste, l'ingénieur Trottier poursuit : la conception même des chevêtres - le haut des T - de Turcot pose problème. La capacité portante «est très faible, de moins de 10%», on ne reconstruirait pas de cette manière cette structure en hauteur, coulée sur place en 1967.

Mais surtout, «en dégageant le recouvrement du béton (...) nous n'avons observé aucun chevauchement entre les crochets des armatures (...) Ce qui laisse présumer que la capacité est encore moindre et donc plus critique», poursuit le rapport de l'ingénieur Trottier. Les armatures entre les pièces de béton ne sont pas toujours accrochées entre elles, «contrairement à ce qui est indiqué aux plans», observe le spécialiste.

Armature

Après l'effondrement du viaduc de la Concorde, à l'automne 2006, la commission de Pierre-Marc Johnson avait constaté aussi que l'armature n'avait pas été disposée conformément aux plans avant que ne soit coulé le béton.

Pour l'ingénieur Mihoubi, le problème de l'armature n'était pas connu avant qu'on enlève le bitume. C'est différent de Concorde, insiste-t-il. «À Laval, c'était des chaises, cela ne prévient pas. À Turcot, on connaît l'état des fissures et on les suit», explique-t-il.

En juillet, le ministère des Transports avait subitement décrété la fermeture partielle de l'échangeur Turcot, le temps de procéder à des renforcements de la structure - on a multiplié les tiges de métal verticales pour consolider l'ouvrage.

Ces mesures sont en haut de la liste d'actions à prendre «dans les plus brefs délais», selon l'ingénieur Trottier. La réduction de la circulation, ramenée à une seule voie centrale, «permettra de soulager considérablement la charge vive appliquée sur les caissons», écrivait M. Trottier. On prévenait aussi que si d'autres fissures aussi importantes, ouvertes de plus de 3 millimètres, étaient constatées, des actions seraient proposées, «pouvant aller jusqu'à la fermeture des voies de circulation».