L'enquête sur trois anciens hauts dirigeants de la Sûreté du Québec concerne des allégations d'utilisation potentiellement criminelle du «Fonds d'opérations spéciales» pour payer deux personnes. L'argent aurait servi à financer une prime de départ pour un directeur adjoint et les frais de consultant de l'éminence grise de l'ancien grand patron, un ex-policier responsable de plusieurs dossiers sensibles, a appris La Presse.

À la demande du gouvernement, une équipe spéciale d'enquêteurs retraités du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), associés à deux procureurs de la Couronne, tente présentement de tirer l'affaire au clair, au milieu d'un climat de suspicion généralisée à la SQ.

D'anciens amis et collègues se méfient les uns des autres, certains s'accusent d'avoir un «agenda caché» ou de se livrer à des vengeances personnelles occultes. D'autres craignent même d'être espionnés ou suivis.

Comme l'a révélé La Presse mardi, l'ex-grand patron de la SQ Richard Deschesnes et deux anciens patrons des enquêtes criminelles, Jean Audette et Steven Chabot, ont fait l'objet d'une enquête récemment. Les deux premiers ont été suspendus. Le troisième est déjà à la retraite.

Le fonds d'opérations spéciales mis en cause est une réserve secrète (voir autre texte). Il doit servir uniquement aux dépenses d'enquêtes qui doivent rester confidentielles, par exemple pour payer un informateur. Pour y puiser des sommes importantes - de 200 000$ à 500 000$ a-t-on appris - il a fallu obtenir les signatures de personnes visées par l'enquête.

Négociateur et conseiller

Selon nos informations, les allégations concernent notamment la rémunération de Denis Depelteau, un ancien membre haut placé de la SQ qui a continué d'en mener large dans les couloirs du quartier général de la rue Parthenais, même après sa retraite.

M. Depelteau a agi comme négociateur pour la direction de la SQ lors du renouvellement de la convention collective avec le syndicat des policiers. Réputé pour ses nombreux contacts, il conseillait aussi le directeur général et l'aidait à gérer certains litiges ou problèmes au sein du corps policier. Il multipliait les rencontres avec les subordonnés du chef.

«Il s'arrangeait pour que le boss ne se retrouve pas dans la merde», a expliqué une source.

Dans son cas, l'enquête devra analyser des faits étalés sur plusieurs années. Les enquêteurs tenteront de déterminer s'il y a un lien entre la rémunération non conventionnelle de Depelteau et les importants problèmes qu'il a connus avec Revenu Québec.

Car, pour faire affaire avec la SQ, tout fournisseur doit déposer avec sa soumission une attestation délivrée par Revenu Québec relative à ses obligations fiscales; celle-ci ne doit pas avoir été délivrée plus de 90 jours avant la date limite de réception des soumissions, ni après cette date.

D'autres allégations concernent le versement d'une soi-disant prime de départ à Steven Chabot, l'ex-directeur adjoint aux enquêtes criminelles. Normalement, la SQ ne paie pas de primes de départ à ses retraités. La somme en cause serait de 100 000$ à 400 000$ selon nos informations.

Joint par La Presse, M. Chabot s'est dit prêt à défendre vigoureusement son honneur, lui qui a fait une longue et prestigieuse carrière dans la police avant sa retraite. La voix ébranlée par l'émotion, il a dit avoir été surpris lorsque les médias lui ont appris qu'il était l'objet d'une enquête.

«Personne ne m'avait contacté à ce sujet. Je n'ai même pas d'avocat. J'ai envoyé un message aujourd'hui au ministère de la Sécurité publique pour leur demander ce qui se passe, mais personne ne m'a répondu. J'ai une vie familiale, professionnelle, et là je vois des choses comme ça qui sortent», dit-il. Il explique s'être retiré volontairement mercredi de la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire, où il avait été nommé par le gouvernement Harper après avoir quitté la SQ. Il restera en retrait pour la durée de l'enquête à son sujet.

Rien vu

Joint à son tour, l'ancien responsable du Fonds d'opérations spéciales et ancien subordonné de Steven Chabot, Louis Raiche, a rapidement raccroché le téléphone, lorsqu'il a été interrogé sur la possibilité qu'une prime de départ ait été puisée dans la réserve. «Je ne peux pas vous aider. Nous, les dépenses secrètes étaient justifiées par un numéro qui les reliait à une enquête criminelle», a-t-il martelé.

Ce sont des personnes présentement en poste à la SQ qui auraient aiguillé leur nouveau patron, Mario Laprise, afin qu'il découvre ces informations. M. Laprise a révélé la situation au ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, qui a fait enclencher une enquête par son sous-ministre, Martin Prudhomme, lui-même un ancien de la SQ.

Selon nos sources, l'affaire du Fonds d'opérations spéciales ne serait pas liée à l'enquête Diligence sur le crime organisé et l'industrie de la construction, un autre sujet chaud qui a valu des critiques à l'équipe de Richard Deschesnes et Steven Chabot.

Des sources bien informées avaient confié à La Presse cet automne que le remplacement précipité de Richard Deschesnes, quelques mois avant la fin de son mandat à la tête de la SQ, était lié en partie au fait que son organisation se faisait tirer l'oreille pour remettre à la commission Charbonneau la preuve amassée dans Diligence. Le nouveau gouvernement du PQ a remplacé Deschesnes par Mario Laprise, et la collaboration avec la Commission serait devenue plus facile.

****

«Personne n'est au-dessus des lois»

Sans nommer les officiers visés, le ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, a confirmé en point de presse, hier, l'ouverture récente de l'enquête, qui devait être annoncée la semaine prochaine.

«Un haut gradé de la SQ a autorisé le recours à un fonds de dépenses secrètes pour autoriser le coût d'un départ. Or, aucune prime de départ ne peut être accordée par la SQ à l'un de ses employés. Cela pourrait constituer un abus de confiance. Ces dépenses secrètes doivent exclusivement servir à des opérations», a expliqué le ministre Bergeron, qui a refusé de répondre aux questions après son point de presse.

Quant au paiement allégué d'un consultant professionnel à partir de ce même fonds, il a indiqué, sans fournir de détails, qu'il pourrait éventuellement aussi s'agir d'un abus de confiance et même d'une fraude.

«Les faits allégués sont extrêmement troublants. Je suis conscient de la commotion que provoque la situation actuelle. Les dispositions prises démontrent que personne n'est au-dessus des lois», a ajouté le ministre Bergeron.

Selon le député libéral Robert Poëti, «on vient ébranler un organisme», mais il faut reconnaître que le ministre a vite clarifié la situation. Les dépenses de ce fonds sont rigoureusement encadrées. «Si on a utilisé ce fonds de cette manière, c'est inacceptable, je suis d'accord avec le ministre», a dit M. Poëti. Il est rassurant que ces faits soient sortis publiquement, qu'une enquête ait été ouverte. «C'est ce qui me satisfait. Cela ne semble pas être une erreur administrative.» Les policiers en cause connaissent très bien le cadre réglementaire dans lequel ces fonds secrets peuvent être utilisés, a-t-il rappelé.

- Denis Lessard

ÉTIENNE RANGER, Archives, LeDroit

Stéphane Bergeron