La police de Montréal reçoit 33 000 appels liés à la détresse psychologique chaque année. Même s'il n'y a pas eu de délit, les interventions en santé mentale demandent, en moyenne, deux fois plus de temps aux patrouilleurs que les autres appels. Les policiers se sentent souvent dépourvus, et certains cas dégénèrent. L'an dernier, trois personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale ont péri sous les balles des policiers après des interventions qui ont mal tourné. Ces événements malheureux ont accéléré la mise en place de l'Équipe de soutien aux urgences psychosociales (ESUP), une nouvelle patrouille nocturne formée d'un policier et d'un intervenant du secteur de la santé - une première au Québec. La Presse a passé une soirée avec les acteurs de ce nouveau projet-pilote.

Vendredi, 16 h 30

Patricia Lamy et l'agente Karine Langlois sautent à bord de leur véhicule tout-terrain blanc. Elles enfilent les rues à toute allure vers Rosemont-La Petite-Patrie, où deux policiers ont demandé leur aide pour intervenir auprès d'un sans-abri agressif envers les passants.

En route, Lamy, psychoéducatrice et intervenante depuis plusieurs années en justice et en santé mentale, consulte ses banques de données pour savoir si l'homme est connu du système de santé. Elle découvre qu'il garde des séquelles d'un traumatisme crânien survenu à l'enfance.

Le véhicule s'immobilise devant une clinique dentaire. L'homme, dans la trentaine, est adossé à la vitrine et fume une cigarette.

Avant de sortir, l'agente Langlois consulte le plumitif et constate qu'il a été appréhendé à quelques reprises pour des délits mineurs, dont il a été jugé non responsable pour cause de troubles mentaux.

Patricia Lamy pose quelques questions à l'homme et conclut que son état mental ne nécessite pas une hospitalisation. Elle lui demande tout de même s'il aimerait consulter une équipe médicale au CLSC, mais il refuse. On offre aussi de le conduire au centre-ville, plus près des refuges. Il refuse encore.

«Vous pouvez refuser notre aide, mais vous devez comprendre que, si vous causez du trouble, les policiers vont revenir», dit Patricia Lamy

«Il va falloir que tu trouves un spot plus calme, ajoute Karine Langlois. C'est comme si quelqu'un s'assoyait sur ton balcon et criait après tes enfants quand ils rentrent.»

L'homme finit par accepter de retourner à l'endroit où il dort ces jours-ci, dans un îlot vert près d'une voie ferrée.

Avant de partir, un signalement est acheminé à l'Équipe mobile de référence et d'intervention en itinérance (EMRII), également formée de policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Cette équipe de «deuxième ligne» assure un suivi auprès des cas lourds parmi les sans-abri. Contrairement à l'EMRII, l'ESUP s'occupe uniquement des appels d'urgence.

17 h 50

Direction centre-ville.

Les patrouilleuses de l'ESUP entrent dans un loft luxueux. Une odeur de cannabis flotte dans l'air.

Un homme au torse nu, les abdominaux bien sculptés, est à genoux en équilibre sur un ballon d'exercice. Deux agents, un homme et une femme, sont à ses côtés.

«J'ai ouvert les stores, j'ai regardé dehors et j'ai trouvé le plan pour sauver la Terre», lance-t-il à voix haute.

Toujours sur son ballon, il sautille vers une étagère et saisit un grand portfolio.

«Regardez. J'ai les dessins pour sauver la Terre. Je veux aller voir les gens de la NASA!»

Patricia Lamy s'approche délicatement de l'homme et lui demande s'il prend des médicaments.

«Toi, tu ne sens pas l'énergie de la Terre», rétorque-t-il.

Puis il s'agite. «Vous avez tous des micros sur vous», dit-il en criant.

L'intervenante se range derrière les policiers. «C'est un cas 38», chuchote-t-elle à sa partenaire.

Au même moment, les ambulanciers arrivent. Ils restent en retrait dans le couloir.

Après quelques minutes, l'homme se calme. Il marche de façon nonchalante et donne une petite tape sur l'épaule du policier qui observe la scène, stupéfait.

«Haha! J'aurais pu prendre ton gun

L'agente Langlois sent le danger: «Tu sais, il y a deux façons d'aller à l'hôpital», lui dit-elle.

«Je saaaaaaaaaaiiiiis, rechigne-t-il. C'est correct, amenez la civière.» Il s'y allonge sans résistance.

L'homme est transporté en ambulance aux urgences de l'hôpital Notre-Dame. L'ESUP le suit dans son véhicule jusqu'à l'hôpital.

En route, Patrica Lamy explique ce qu'est un «cas 38». «Nous avons le pouvoir d'appliquer la loi P-38, qui force une personne à subir un examen psychiatrique. Il ne peut pas quitter l'hôpital avant d'avoir été évalué. Mais pour brimer ainsi la liberté d'un individu, il faut qu'il soit jugé dangereux pour lui ou pour autrui en raison de son état mental.»

18 h 48

Les urgences sont débordées. Des patients sont couchés sur des civières partout dans le couloir.

Le patient hurle. Puis il glisse ses lunettes fumées sur son nez. Il fait de grands cercles avec ses mains pour expliquer comment la Terre est composée de deux bulles qui entrent en collision tout en mimant des «faisceaux de lumière».

«Jésus est un prophète, je suis le sauveur, je suis Matémis, je suis l'occupant 199.»

Le personnel le couche sur un lit à contention. Il collabore lorsque ses poignets et ses chevilles sont attachés. On lui injecte un calmant. Il s'endort.

Les deux patrouilleuses de l'ESUP transmettent le dossier au personnel médical.

Photo Bernard Brault, La Presse

19 h 14

Angle Drolet et Bélanger. Une femme de 45 ans déambule, désorientée.

«J'ai mal! J'ai mal! N'appelez pas la police!», hurle-t-elle en se tenant le ventre.

Alertés, des passants appellent le 911. C'est la deuxième fois ce jour-là qu'elle est interpellée par des agents.

«J'ai peur de faire une crise», a-t-elle confié à la policière dépêchée sur les lieux, qui à son tour a alerté l'ESUP.

Patricia Lamy et Karine Langlois s'approchent de la petite femme, qui semble inoffensive mais un peu désemparée.

«J'aime pas la police», leur dit-elle.

Elles finissent par comprendre qu'elle a peur de faire une crise d'épilepsie déclenchée par le stress. Elle avoue qu'elle est suivie en psychiatrie dans un hôpital à Longueuil. Elle n'a pas mangé de la journée en raison de ses douleurs au ventre, mais elle refuse d'être transportée à l'hôpital.

«Laissez-nous au moins vous conduire au métro pour que vous puissiez rentrer chez vous. Est-ce que quelqu'un peut venir vous chercher?», demande Patricia Lamy.

«J'ai une amie à qui je peux téléphoner.»

L'intervenante remonte en voiture avec la policière.

«Je n'ai pas trop voulu insister pour l'amener à l'hôpital, explique-t-elle après l'intervention. L'idée, ce n'est pas de la plonger dans un état de panique. On ne veut pas créer la crise. Manifestement, elle a eu de mauvaises expériences avec la police. Je voulais avant tout créer un bon contact pour changer sa perception. S'il y a une autre intervention dans les prochains jours, on va avoir un meilleur levier.»

20 h 15

Patricia et Karine profitent de quelques minutes de répit pour souper.

Les deux femmes de 36 ans travaillent ensemble depuis le lancement du projet-pilote, en juin. Deux autres policiers et deux criminologues font partie de l'expérience. Les trois équipes se séparent les quarts de travail.

Le projet a été mis sur pied en partenariat avec le Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance, qui y a consacré une enveloppe de 160 000$. Le SPVM paie le salaire des policiers.

Quelques mois après le début de l'expérience, on estime déjà que c'est un succès. On espère non seulement que le projet deviendra permanent, mais que d'autres équipes seront créées.

«On a réussi, comme acteurs de la santé, à être présents lors d'appels de détresse. L'ESUP, c'est de la vraie première ligne! Nous pouvons potentiellement en faire plus pour 33 000 personnes auprès desquelles on n'aurait probablement jamais pu intervenir parce qu'on ne savait même pas qu'elles étaient en détresse», explique Jason Champagne, directeur des services généraux et des programmes spécifiques au CSSS Jeanne-Mance.

«Pour nous, c'est très, très concluant», ajoute Fady Dagher, inspecteur en chef et responsable du dossier santé mentale au SPVM. «C'est un outil qui est venu pallier un manque et dont on avait absolument besoin pour contrer le phénomène de la porte tournante.»

Le SPVM estime que, des 212 appels reçus du 6 juin au 31 août 2012, l'ESUP a pu relever les policiers 130 fois. Il s'agit d'un changement de culture important pour les deux organisations, mais la complicité commence à s'installer.

«Lorsqu'une personne est suicidaire, l'intervention policière typique est de la transporter aux urgences, explique M. Champagne. Mais, souvent, les policiers n'ont pas quitté l'hôpital que la personne est ressortie. À l'inverse, le même cas traité par un intervenant social ne se retrouvera généralement pas à l'hôpital. Des fois, on va téléphoner à ses proches, on peut faire appel au centre d'hébergement de crise ou à Suicide-Action Montréal. On ne peut pas demander aux policiers de connaître tout l'organigramme du milieu de la santé!»

Photo Bernard Brault, La Presse

20 h 30

Un homme atteint de déficience intellectuelle a appelé la police, persuadé que des membres d'un gang de rue veulent le tuer. C'est la 22e fois qu'il compose le 911 depuis le mois de juin.

Les deux femmes engloutissent leurs sushis et se dirigent vers Saint-Léonard. Vers 21 h, elles rencontrent les policiers du poste de quartier.

«C'est toujours le même pattern: il boit et il appelle jusqu'à ce qu'on se rende à son logement, mais il n'y a jamais rien, résume une jeune policière. Je l'ai déjà amené à l'hôpital tellement il pleurait. C'est dur parce que je ne sais pas s'il va faire du mal à quelqu'un, un jour. Je ne sais plus quoi faire.»

21 h 45

Les patrouilleuses de l'ESUP ne peuvent se rendre seules chez l'homme: le quadrilatère malfamé où il vit est coté comme une zone où il faut au minimum quatre policiers lors d'une intervention.

La petite délégation cogne à la porte. Une vieille dame de 80 ans qui ne parle pas français ouvre. Une odeur nauséabonde se dégage du minuscule logement. Après quelques échanges, on comprend que son fils s'est endormi. Elle apporte les flacons de pilules qu'il prend. Patricia Lamy cherche dans son répertoire de médicaments. Ce ne sont pas des médicaments psychiatriques.

On ne le réveille pas pour ne pas créer une situation de crise. L'ESUP décide de faire un signalement auprès d'une équipe de travailleurs sociaux du CLSC. Ils le visiteront dans les prochains jours.

22 h 30

Karine Langlois et Patricia Lamy terminent leur quart de travail avec la rédaction de rapports à transmettre aux collègues qui feront les suivis. Pour l'instant, l'ESUP ne travaille que de soir. Cela pourrait changer si elle devient permanente, après la fin du projet-pilote le 31 mars 2013.

Ce soir, les patrouilleuses n'ont pas chômé. Elles se sont déplacées pour quatre cas. Mais c'est peu en regard des 90 appels en santé mentale que reçoit chaque jour le SPVM.

Photo Bernard Brault, La Presse