Ça aurait été un vendredi ordinaire chez Chopan Kabab, sur la Rive-Sud de Montréal. Amraddin Akbari aurait servi sa viande grillée, comme à l'habitude, aux clients réguliers qui étirent le repas en regardant les téléromans afghans sur grand écran. Mais la journée d'hier n'avait rien d'habituel dans ce petit boui-boui de Brossard. Les caméras de télévision se croisaient dans le stationnement et la communauté afghane était dépassée par les événements.

La veille, Mohammad Shafia, sa seconde femme et leur fils aîné ont tous les trois été accusés de meurtre prémédité et de complot pour meurtre sur des membres de la famille. «C'est une histoire de folie, a soupiré Amraddin Akbari, devant son comptoir. Personne ne peut comprendre ça. Ça n'a rien de culturel.»

 

Shafia était un habitué du restaurant afghan, situé près de l'autoroute 10. Il y prenait un repas par semaine. Seul ou avec un ami, mais jamais en compagnie de l'une ou l'autre de ses épouses ou de l'un de ses sept enfants. «C'était un homme très correct, a précisé le restaurateur. Il était gentil avec tout le monde. Nous sommes tous sous le choc.»

Le discours était identique au petit marché voisin, où Mohammad Shafia était aussi client. Toute la famille, installée à Saint-Léonard depuis son arrivée au Canada il y a deux ans, devait déménager dans le voisinage à l'automne. La maison cossue est toujours en construction, près du centre commercial DIX30.

Le drame familial a durement secoué la communauté afghane de la région métropolitaine qui compte environ 5000 membres, essentiellement installés à Brossard.

«Je n'arrive pas à croire cette histoire, a dit la directrice du Centre des femmes afghanes de Montréal, Makai Aref. Le père faisait construire une maison d'un million de dollars pour tous ses enfants, ce n'était certainement pas pour avoir des chambres vides.» Mme Aref était présente au début du mois aux obsèques des quatre victimes de cette tragédie: Zainab, 19 ans, Sahari, 17 ans, et Geeti, 13 ans, les trois filles de la famille Shafia, et Rona Amir Mohammad, qui était alors présentée comme la tante des jeunes filles, mais qui s'est avérée être la première femme de M. Shafia. «Pour l'instant, c'est le seul crime dont on est certains qu'il soit coupable, dit-elle. Avoir menti sur la véritable identité de sa première épouse, parce qu'il savait que ça ne pouvait être accepté ici. Pour le reste, il faut laisser la police faire son travail.»

Jeudi, Mohammad Shafia et sa femme, Tooba Mohammad Yahya, ainsi que leur fils de 18 ans, Hamed Shafia, ont comparu au palais de justice de Kingston. C'est là qu'on avait trouvé la voiture de M. Shafia qui contenait les corps des quatre victimes. Le véhicule, immergé dans un lac à l'embouchure du canal Rideau, a été trouvé le matin du 30 juin. Le même jour, les trois accusés s'étaient présentés aux policiers de Kingston, à 12h30, pour signaler la disparition des quatre membres de la famille. Ils étaient de retour d'un voyage aux chutes Niagara, en direction de Montréal.

Le crime d'honneur en question

La police de Kingston n'a pas expliqué ni pourquoi ni comment les victimes étaient mortes. On sait toutefois qu'il y avait de vives tensions au sein de la famille, notamment entre le père, le frère aîné et la plus âgée des filles, Zainab. La police ontarienne n'a pas écarté la thèse du crime d'honneur, une pratique culturelle ancestrale qui permet à un homme de tuer une femme dont les actions sont jugées «immorales».

Il y a même des suicides d'honneur, explique la directrice du Centre des femmes afghanes de Montréal. Selon Makai Aref, l'honneur familial est très important dans la culture afghane et les familles ne veulent pas que leurs différends éclatent au grand jour. «Les parents doivent maîtriser leurs enfants pour le bien de la famille», dit-elle, précisant toutefois que cette pratique est extrêmement rare et aussi condamnable.

«Il faut être très prudent avec le crime d'honneur, croit toutefois Alia Hogben, directrice du Conseil canadien des femmes musulmanes. C'est une étiquette très facile à apposer. Ça sonne à la fois très exotique et on croit que ça appartient à des coutumes étranges.»

Pour elle, la triste histoire de la famille Shafia est un drame familial. Comme il y en a partout. «Au Canada, une femme sur sept a été violentée, dit-elle. Il faut rester rationnel. Il faut se demander ce qui s'est passé. Pourquoi ces hommes et cette femme voulaient-ils avoir le contrôle sur ces jeunes filles et pourquoi ont-ils préféré les tuer lorsqu'ils se sont rendu compte qu'ils ne pouvaient l'obtenir? Des histoires comme celles-là ne devraient jamais arriver. Nulle part sur la planète.»