Commencée il y a 10 ans, au plus fort de la guerre des motards, la mobilisation de la police contre les Hells Angels commence à porter ses fruits. Marquée par 81 dossiers d'enquête, cette patiente stratégie d'encerclement a culminé avec l'opération SharQc, qui a permis d'inculper presque tous les membres du puissant gang de motards québécois, le 15 avril dernier.

Grâce à la loi antigang, héritage empoisonné de Maurice Boucher et de la guerre des motards, le ministère public a pu mettre en accusation pas moins de 156 personnes, dont 111 membres, actifs ou retraités, des Hells Angels. Vingt-cinq individus sont toujours recherchés. L'opération SharQc est l'une des plus importantes des annales judiciaires nord-américaines.

Tout en montrant encore une fois la forte implication des Hells Angels dans le trafic de drogue, le prêt usuraire et d'autres activités illicites, toutes ces opérations coup-de-poing s'imposaient, étant donné l'apport grandissant des motards et de leurs associés dans des entreprises légales, avec tous les risques de concurrence déloyale et de corruption que cela laisse planer.

«Il fallait agir avant qu'il ne soit trop tard. On ne veut pas faire face aux problèmes qu'on a avec la mafia, qui a, depuis 40 ans, pris le contrôle de certains secteurs de l'économie», a souligné un policier qui a participé à plusieurs enquêtes. À l'en croire, c'est ce qui a incité les gouvernements à appuyer davantage l'action de la police au cours des dernières années, en renforçant les lois et en injectant des millions de dollars dans la lutte contre le crime organisé.

À l'instar du gouvernement, les policiers s'inquiètent sérieusement de ce qui se passe dans le secteur de la construction: appels d'offres truqués, soumissions arrangées, collusion, trafic d'influence, pots-de-vin, hausse à répétition des coûts des travaux, fraudes fiscales, tout semble permis dans ce milieu. La Sûreté du Québec a plusieurs enquêtes en cours. L'une d'elles concerne les liens du Hells Angels Normand Marvin «Casper» Ouimet avec l'ancien dirigeant de la FTQ-Construction.

L'opération Colisée, qui a permis d'écrouer les gros bonnets du clan Rizzuto, a étalé au grand jour l'immense fortune de la mafia montréalaise et l'étendue de ses ramifications dans le monde des affaires à Montréal et ailleurs dans le monde. «Les motards suivent les traces de la mafia», soutiennent les policiers.

Les Hells Angels possèdent, directement ou par le truchement de prête-noms, des firmes de construction et d'aménagement paysager, des ateliers mécaniques, des bars, des restaurants, des commerces de voitures d'occasion et de pièces, etc. Ils ont des propriétés et des actions à la Bourse, ils investissent dans les pierres précieuses et dans les paradis fiscaux, aux îles Caymans et en Europe.

Le plus incroyable, c'est que la police récolte une très petite part de tous ces biens acquis avec l'argent sale. À peine 5 millions de dollars ont été gelés à la suite de l'opération SharQc, bien que la loi fasse maintenant porter le fardeau de la preuve aux accusés en matière de produits de la criminalité.

Étonnamment, même si elle est en vigueur depuis quelques années déjà, cette disposition n'a pas encore été sérieusement éprouvée devant les tribunaux. «Les enquêtes restent longues et complexes. Les motards sont protégés par des prête-noms et des compagnies-écrans, et ils sont bien conseillés», soutiennent les policiers qui luttent contre le blanchiment d'argent. Selon eux, c'est encore les inspecteurs du fisc qui font le plus mal.

Les motards sont beaucoup plus frustes que les mafiosi. «Ils mènent leurs business légitimes de la même façon qu'ils mènent leur trafic de drogue: par l'intimidation», note un spécialiste de la lutte antimotards de la Sûreté du Québec. Le policier cite l'exemple de la soudaine série de méfaits qui a marqué l'entrée en scène, il y a trois ou quatre ans, des Hells Angels Mario Brouillette et David Rouleau dans une entreprise de construction de la région de Lanaudière.

Dernièrement, les policiers de la SQ s'en sont pris au petit empire de Yannick Larose, 36 ans, un autre ami de Brouillette, qui tentait de prendre le contrôle des ateliers d'esthétique automobile dans la grande région de Montréal. L'enquête a été entreprise à la suite de plaintes d'hommes d'affaires qui ont été menacés ou dont les commerces ont fait l'objet de vandalisme ou d'attentats au cocktail Molotov. Selon les enquêteurs, Larose, qui a un lourd casier judiciaire, se cache au Mexique avec sa famille. Son nom figure sur la liste des personnes recherchées par Interpol.

Cette offensive de la police ne se fait pas toute seule. Elle met à contribution des procureurs de la Couronne, des analystes, le fisc, les douanes, les services correctionnels et d'autres organismes, comme la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ). «Quand la Régie révoque ou suspend le permis d'un des bars des motards, c'est le beurre qu'ils mettent sur leur pain qui s'envole», a noté un enquêteur de l'escouade moralité-alcool de la police de Montréal. Dans l'analyse des dossiers qui lui sont soumis, la RACJ se préoccupe plus que jamais des prête-noms qui sollicitent des permis.

C'est l'opération Printemps 2001 qui a vraiment ouvert les yeux de la police sur la richesse des Hells Angels. Des documents comptables informatisés ont démontré que la «table» des Hells Angels Nomads, qui s'occupait de distribuer la drogue à quatre des cinq autres sections de l'organisation, avait empoché à l'époque 111,5 millions en 18 mois.

Ces gains étaient le résultat de la vente de 2180 kg de cocaïne et de 1088 kg de haschisch. C'est sans compter la marijuana, l'ecstasy et toutes les autres activités - extorsion, prostitution, recrutement de danseuses nues, etc. - auxquelles ils peuvent s'adonner. Plus indépendants, les Hells Angels de Sherbrooke étaient les seuls à ne pas s'approvisionner auprès des Nomads.

Depuis cette vaste enquête, et forts de leurs succès devant les tribunaux (une quarantaine de membres des Nomads et de leur filiale des Rockers de Montréal ont notamment été condamnés), les policiers n'ont cessé de talonner les Hells Angels afin de leur briser les reins. Avec sept équipes de choc (Escouades régionales mixtes) mises sur pied aux quatre coins du Québec, ils ont continué les coups de force et multiplié les arrestations de membres et d'alliés des différentes sections.

À l'instar de ce qui se passe à Montréal, la stratégie est assez évidente: les enquêteurs s'attaquent d'abord aux maillons faibles, souvent de fidèles soldats de la base et de petits chefs. À l'aide d'informateurs recrutés au fil du temps, qu'ils transforment au besoin en agents sources payés à la semaine de façon à diriger leur travail d'infiltration, ils remontent jusqu'aux têtes dirigeantes. En somme, plus ils font d'enquêtes, plus ils accumulent de renseignements, plus ils sont en mesure d'entreprendre des enquêtes fructueuses.

Exemple tout frais: l'opération SharQc est le fruit de l'analyse de 58 vieux dossiers d'enquête et des résultats de 23 autres enquêtes faites entre 2006 et 2009, avec l'aide de quatre agents sources. L'un d'eux est un ancien membre haut placé des Hells Angels de Sherbrooke, Sylvain Boulanger, qui touchera 3 millions pour ses services.

Suivis pas à pas par une équipe de 11 procureurs avisés, les enquêteurs ont étoffé leur dossier à l'aide de filature, d'écoute électronique et de saisies à la sauvette («entrées subreptices», dans le jargon judiciaire).

Faisant preuve d'imagination et d'audace, comme durant l'opération Printemps 2001, les policiers ont notamment réussi à filmer des rencontres secrètes (des «messes», comme ils disent) organisées par les Hells dans des chambres d'hôtel, des chalets isolés et même sous une tente géante à Lennoxville, à l'arrière du repaire des Hells de Sherbrooke. Les policiers ont notamment épié des rencontres jusqu'en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick. Ils ont aussi capté sur vidéo l'intronisation de nouveaux membres québécois en... République dominicaine.

À Montréal, les policiers ont fait tomber coup sur coup les deux réseaux appelés à prendre la relève des Nomads et des Rockers dans la distribution de drogue au centre-ville. «Dès qu'une enquête se terminait, et on en menait parfois quatre de front avec les différentes escouades, on était prêts à en commencer une autre», a souligné un détective montréalais. C'est ainsi, en s'attaquant à la «clique» des Syndicates, que la police a épinglé Mario Brouillette en 2006. Il en a été de même en début d'année avec les frères Lavertue, écroués à la suite d'une enquête visant les frères Zéphir, devenus les nouveaux paons du centre-ville pour le compte des Hells Angels.

Ainsi, avant même l'opération qui a emporté il y a 10 jours Daniel Leclerc, des Hells Angels Nomads de l'Ontario, décrit comme le patron de la «compagnie» du boulevard Saint-Laurent, les rafles à répétition ont tellement déstabilisé les Hells Angels qu'ils ont peine à maintenir l'ordre parmi les revendeurs du centre-ville.

Faute d'associés influents, ils ont fait appel à de vieilles connaissances et à des videurs de bar pour tenter de faire entendre raison aux récalcitrants. «Ils composent avec les petits trafiquants puisqu'ils ne les maîtrisent pas», soutiennent les policiers. Certains craignent tout de même pour leur vie et se mettent à la solde des motards, en attendant mieux.