Au mépris des règles qui encadrent la gestion des fonds publics, la Sûreté du Québec (SQ) aurait caché dans une société secrète, année après année, des millions en surplus budgétaires qui auraient dû être retournés au gouvernement du Québec.

C'est là un des volets de l'enquête ministérielle déclenchée à la demande du ministre de la Sécurité publique. Plusieurs sources policières et gouvernementales ont confirmé à La Presse avoir eu vent du stratagème. Aucun policier n'aurait visé son enrichissement personnel. Les sommes étaient plutôt gardées en réserve et dépensées plus tard dans des opérations policières.

L'exercice constitue malgré tout un accroc majeur aux règles de l'administration publique.

À la fin de chaque exercice financier, les fonds qui n'ont pas été dépensés par les ministères ou organismes doivent obligatoirement être retournés au fonds consolidé du gouvernement, comme «crédits périmés», à la fin de l'année financière.

L'exercice est frustrant pour certains gestionnaires. À la SQ, quelques dirigeants auraient trouvé un moyen de garder l'argent dans l'organisation.

Les surplus - entre 1 million et 1,5 million par année selon certaines estimations - étaient comptabilisés comme des dépenses secrètes du Fonds d'opérations spéciales, selon nos sources.

Ce fonds, dont la comptabilité est enfermée dans un coffre-fort du quartier général, loin des yeux des élus et du vérificateur général, est puisé à même le budget de fonctionnement global de la SQ. Il sert à payer des délateurs, des planques et d'autres dépenses d'enquête qui ne peuvent être révélées publiquement pour des motifs de sécurité.

Fausses dépenses

Des officiers de haut rang auraient arrangé de fausses dépenses d'opérations spéciales pour «éliminer» les surplus budgétaires du bilan financier de la SQ.

L'argent aurait ensuite été versé dans le compte en banque d'une société à numéro utilisée par le programme de protection des témoins. Cette société, dirigée sous de fausses identités, sert à payer les délateurs, par exemple s'ils vivent sous un nouveau nom et qu'il faut éviter que leur entourage sache que la police les paie.

L'argent pouvait donc être utilisé au cours des années suivantes par la SQ.

«Ça donnait du lousse et la direction des enquêtes n'avait pas besoin de se serrer la ceinture, leurs budgets étaient toujours reconduits par le gouvernement», explique une source, qui demeure convaincue que l'argent a toujours été utilisé malgré tout pour des enquêtes en bonne et due forme.

À la Sûreté du Québec, on confirme que cette pratique inusitée fait partie des faits soumis aux enquêteurs, mais on reste avare de commentaires sur le stratagème.

«Cette portion-là fait partie de nos démarches administratives, on va regarder tout ce que touchent les allégations», dit le lieutenant Michel Brunet, porte-parole du corps policier.

Il ajoute toutefois qu'il est «beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions» dans cette affaire.

La Presse a révélé mardi que trois anciens dirigeants de la Sûreté du Québec sont visés par une «enquête ministérielle» en raison de soupçons d'abus de confiance et même de fraude pour l'utilisation du fameux fonds d'opérations spéciales.

Ce fonds aurait servi à payer une prime de départ au directeur adjoint aux enquêtes criminelles, Steven Chabot.

Or, a appris La Presse de sources proches de l'enquête, M. Chabot, habilité à signer pour les sorties de fonds de cette caisse, «aurait lui-même fait le chèque» de plus de 150 000$ qui lui servait de prime de départ, au moment de prendre sa retraite.

Primes et faillite

Mercredi, le ministre de la Sécurité publique, Stéphane Bergeron, a indiqué que personne à la Sûreté du Québec ne pouvait bénéficier d'une prime de départ au moment de quitter son emploi. Or, a-t-on appris, des allégations ont surgi à propos de quelques officiers qui auraient profité d'un tel cadeau au moment de la retraite. Des primes auraient été payées notamment quand, en 2003, le nouveau directeur général Normand Proulx avait forcé le départ de plusieurs officiers. Certains avaient même intenté des poursuites, toutes réglées à l'amiable.

L'enquête doit aussi expliquer pourquoi la SQ a traité avec Denis Depelteau, conseiller spécial aux directeurs généraux depuis plusieurs années. Les déboires de cet ancien policier avec le fisc l'empêchaient de travailler officiellement avec la SQ, mais il aurait été rétribué à même le Fonds d'opérations spéciales, au mépris de toutes les règles comptables.

Denis Depelteau s'est placé sous la protection de la faillite en 2007. Il avait une dette de 400 000$. Revenu Québec l'a poursuivi pour récupérer des impôts non payés de 240 000$.

En outre, a-t-on indiqué à La Presse, toutes les transactions touchant la caisse secrète restent imposables. Dans les cas de MM. Chabot et Depelteau, les responsables de l'enquête soupçonnent que tout s'est passé sans qu'un sou d'impôt soit versé.