À l'école, Aurélie Fichoux était malheureuse comme les pierres. Tellement qu'à 15 ans, elle a décidé de poursuivre son instruction à distance, en restant à la maison.

Quatre ans plus tard, elle mène des études prometteuses à l'Université Harvard. Mathématiques? Histoire des idées? Elle hésite encore. Mais la jeune Montréalaise sait une chose: elle évolue enfin parmi des gens qui lui ressemblent. Elle a trouvé l'univers qui lui convient.

«Dès la troisième année du primaire, Aurélie rentrait à la maison frustrée et en larmes», se rappelle sa mère, Hélène Fichoux. La fillette enrageait parce qu'à l'école, on lui demandait de faire des additions avec des petits dessins. Alors qu'elle était déjà parfaitement capable de manier des concepts abstraits et des chiffres.

Soutenue à bout de bras par sa mère, Aurélie Fichoux a vogué à travers le système scolaire, passant d'une école à l'autre, du public au privé. Chaque fois qu'elle faisait face à un nouveau défi, la situation s'améliorait pendant un an, se souvient Hélène Fichoux. «Puis, ça recommençait.»

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Aurélie n'était pas une première de classe. «Souvent, je récoltais des C. Mes profs me reprochaient d'être dans la lune.»

Comme Aurélie Fichoux, plusieurs élèves surdoués en arrachent à l'école. Ils s'ennuient, ou décodent mal les consignes de leurs professeurs. Parfois, ils passent pour des provocateurs. Ou même pour des cancres.

«Le système scolaire québécois a très, très peu de ressources pour ces enfants», déplore Hélène Fichoux qui fait ce constat à double titre: comme mère d'une enfant surdouée, et comme enseignante dans une école primaire de la région de Montréal.

Pas des élèves modèles

«Les enseignants pensent qu'un enfant surdoué sera forcément un élève modèle, mais ce n'est souvent pas le cas. Les enfants précoces peuvent embêter leurs professeurs avec leurs questions, ils créent un climat de tension», constate la psychologue Corinne Chamart, qui a donné des consultations sur la douance dans plusieurs écoles de la métropole. «Il y a une méconnaissance majeure de la douance au Québec», déplore-t-elle. Elle raconte qu'un jour, une enseignante lui a montré la mauvaise copie d'un élève en disant: «Regarde comme il travaille mal.» C'était pourtant un élève exceptionnellement doué!

«Certains enfants surdoués sont perçus à tort comme des hyperactifs», renchérit Line Massé, spécialiste de la douance à l'Université du Québec à Trois-Rivières.

Et même quand elles posent le bon diagnostic, les écoles ignorent comment répondre aux besoins de ces élèves. «Je reçois régulièrement des appels de psychologues scolaires, ils ont un enfant avec un quotient intellectuel de 130 ou 140, et ils ne savent pas quoi faire», dit Françoys Gagné, grand spécialiste de la douance, aujourd'hui à la retraite.

Le grand virage

Cette situation n'est pas fortuite. C'est le résultat d'une bataille idéologique acharnée qui a opposé les pédagogues québécois dans les années 80.

Retour en arrière: nous sommes en 1981 et le Conseil mondial des enfants doués et talentueux vient de tenir un congrès très couru à Montréal. À l'époque, les commissions scolaires cherchent à compenser l'abolition de l'ancien système de voies «faibles» et «enrichies» par des programmes particuliers destinés aux élèves plus doués que la moyenne.

La douance est encore un terme à la mode, quoique controversé. Fondateur de Douance Québec, un centre de recherche sur la précocité intellectuelle, Françoys Gagné entre en collision frontale avec la Centrale des enseignants du Québec qui combat la vague de programmes particuliers.

Le débat fait rage dans les commissions scolaires. Dans un coin du ring, il y a les «pro-douance», selon qui les enfants dotés d'une intelligence supérieure à la moyenne exigent une approche adaptée à leurs besoins. De l'autre, ceux qui dénoncent cette approche comme élitiste.

Les capacités intellectuelles sont en bonne partie innées, disent les premiers. Les élèves les plus performants viennent, comme par hasard, de milieux aisés, et en leur donnant une instruction plus poussée, on ne ferait qu'accroître les inégalités sociales, rétorquent les seconds.

C'est une guerre d'idées, dont l'issue est décidée par... un livre. En 1987, un responsable de la CEQ, Jocelyn Berthelot, publie un essai intitulé Une école de son rang.

«Le drame des élèves doués est monté de toutes pièces», écrit-il. Quant aux programmes de douance, ils «préparent à une société plus hiérarchisée et plus inégalitaire».

Péché mortel

«Après la publication de ce livre, s'occuper d'un enfant surdoué est devenu un péché mortel», dit Suzanne Tremblay, directrice de l'école des Rapides-de-Lachine.

Mme Tremblay fait partie de la poignée de pédagogues québécois qui continuent à s'intéresser à la douance. Selon elle, les élèves qui jouissent de capacités intellectuelles exceptionnelles font l'objet d'un gros tabou au Québec. «Des gens m'appellent pour me dire: "J'ai un problème, mon enfant est un surdoué." Pourtant, personne ne va m'appeler pour se plaindre que son enfant excelle en musique ou dans les sports.»

«La peur de l'élitisme est profondément ancrée dans la culture québécoise», souligne Line Massé, dans un article publié dans une revue spécialisée.

Pas de formation

Tabou ou pas, une chose est certaine: les cours sur la douance ont pratiquement disparu des programmes de formation des futurs enseignants. Ceux-ci peuvent très bien obtenir leur diplôme sans avoir jamais entendu parler de ce phénomène.

«Les étudiants entendent parler de pédagogie différenciée, mais le plus gros de l'énergie est orienté vers les élèves en difficulté», dit Roch Chouinard, vice-doyen à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal.

«Si je voulais faire donner un cours sur la douance, j'aurais peu d'étudiants et je susciterais de l'opposition parmi mes collègues», renchérit Jean Bélanger, du département de l'éducation de l'UQAM.

Est-ce le désert pour autant? Selon les spécialistes, les écoles secondaires offrent de nombreux programmes qui peuvent répondre aux besoins des élèves surdoués: écoles internationales, projets particuliers, etc.

Le problème se pose de façon plus aiguë au primaire. Pourtant, il ne faut pas nécessairement remuer ciel et terre pour satisfaire le besoin d'apprendre d'un élève plus curieux que la moyenne. Ça peut être un enseignant qui confronte cet élève à des défis plus exigeants. Ou une école qui lui permet de sortir de la classe pour réaliser des projets de recherche autonomes, par exemple.

En théorie, l'approche «par projet» du nouveau régime pédagogique pourrait très bien répondre aux besoins des enfants surdoués, souligne Line Massé, qui refuse de dramatiser la situation. Mais elle convient qu'il y a un écart entre ce que l'on prêche et ce que l'on fait...

Et surtout, les enseignants sont désemparés devant ce phénomène occulté qu'ils connaissent mal. Et ils sont aussi submergés par les exigences des élèves en difficulté. Résultat: les petits surdoués passent à travers les mailles du système.

Les besoins des enfants qui peinent à apprendre sont énormes, convient Françoys Gagné, admettant qu'il est normal que ceux-ci drainent l'essentiel des ressources. «J'accepte volontiers qu'on donne un cheval aux uns et un lapin aux autres. Mais actuellement, les élèves surdoués n'ont pas droit à un lapin, mais à un microbe...»