Le même cauchemar le hante trois ou quatre fois par année. Il se lève et se rend compte qu'il a un examen de mathématiques. Il n'a pas étudié. Il panique.

«Le stress commence et l'anxiété embarque, raconte Jean-François Goyette. Quand je me réveille, je suis tout à l'envers.»

Jean-François a 33 ans. Fils d'architecte. Il a étudié à Jean-de-Brébeuf, une des meilleures écoles privées du Québec à Montréal, qui recrute la crème de la crème. Un collège qui forme l'élite: médecins, avocats, hommes d'affaires...

Sauf que Jean-François n'était pas un élève brillant. «J'étais un cancre issu d'une famille aisée», dit-il.

Jean-François en a arraché. Son secondaire a été un long chemin de croix. Sa bête noire: les mathématiques. Sa moyenne générale ne montait jamais au-dessus de 70%. Pourtant, il ne traînait pas les pieds.

«Je travaillais tellement fort pour obtenir mon petit 65%! Les examens de maths me stressaient énormément. J'avais beau étudier, ça ne marchait pas.»

Brébeuf n'était pas fait pour lui. Jean-François était un élève sage qui avait de la difficulté à se concentrer. Un distrait, dans la lune la moitié du temps. À Brébeuf, il y avait beaucoup de pression: de l'école, des parents, des pairs. Toujours, tout le temps. La performance à outrance, la réussite à tout prix.

Cette pression a laissé des séquelles. Les cauchemars. À 33 ans, il refait les mêmes qu'à 13 ans. Des rêves angoissants qui le tourmentaient à la veille d'un examen de mathématiques ou de latin, son autre bête noire.

J'ai rencontré Jean-François dans un café du centre-ville mardi matin. Il n'a pas touché à son thé glacé, trop absorbé par le récit de ces années qui lui ont laissé un goût amer. Pendant que les travailleurs attrapaient un muffin avant de se précipiter à leur bureau, Jean-François racontait son long calvaire.

Il n'a pas la dégaine arrogante du premier de classe à qui tout réussit. On devine l'adolescent fragile derrière la fine silhouette de l'homme adulte. Grands yeux bruns, visage ouvert, voix douce.

«J'ai des souvenirs amers de mon adolescence. Je devais performer. Mon avenir en dépendait, même à 14 ans. Je suis devenu un homme anxieux, nerveux. Un rien me stresse, une conséquence directe de la pression subie au collège. C'était très difficile pour un enfant comme moi de réussir dans un collège privé axé autant sur la performance.»

Jean-François avait échoué à l'examen d'admission, mais sa mère s'est accrochée. Elle a rencontré le directeur de Brébeuf. Elle lui a expliqué que son fils avait une faiblesse en mathématiques et qu'il arrivait d'une école primaire des Laurentides peu exigeante. Elle était prête à tout pour qu'il soit accepté. Pendant des mois, elle a passé une heure par soir à faire des mathématiques avec son fils. Elle allait régulièrement voir le directeur de Brébeuf pour lui faire part des progrès de Jean-François, notes à l'appui.

Le directeur a fini par céder.

A-t-elle des regrets? Non, tranche-t-elle. Et le stress de son fils? «C'était bon pour lui. Il a appris qu'il faut travailler chaque matière. Aujourd'hui, je referais la même chose.»

Sauf qu'il en a payé le prix. Et qu'il le paie encore.

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Jean-François aurait pu quitter Brébeuf, sauf qu'il avait peur des écoles publiques, ces «monstres éducatifs». Et il ne voulait pas décevoir ses parents.

À la fin de sa deuxième secondaire, le collège a envoyé une lettre à ses parents. Jean-François devait améliorer ses notes, sinon il risquait l'expulsion.

«Pour moi, c'était la fin du monde, la fin de ma vie. J'avais 14 ans. Il fallait à tout prix que je réussisse. Je ne connaissais personne au public. Aujourd'hui, quand j'y pense, je ressens encore de l'inquiétude.»

Mais la vie ne finit pas à 14 ans. Jean-François l'a appris plus tard. Trop tard.

Il n'est pas le seul à avoir été terrorisé par le public. Dans un documentaire touchant qui sera diffusé le 18 octobre à Canal D(1), la réalisatrice Marie-Josée Cardinal raconte le parcours angoissant de six parents et de leurs enfants de 11 ans qui passent en rafale des examens pour être admis dans un collège privé.

Ces parents misent tout sur le privé. Ils visitent les plus grandes écoles - Brébeuf, Jean-Eudes, le Collège de Montréal - qui en mettent plein la vue: locaux nickel, ordinateurs à la fine pointe de la technologie, bibliothèque grandiose. Les parents salivent, les enfants angoissent. Car pour être admis dans le saint des saints, il faut réussir les examens d'admission.

La sélection est féroce: des 1200 élèves qui ont passé l'examen de Jean-Eudes, seulement 350 ont été acceptés. Au Collège de Montréal, il n'y a que 210 places pour 850 candidats(2).

Pendant l'examen, des élèves pleurent, d'autres partent avant la fin.

«Cette course aux meilleurs fait plus de perdants que de gagnants», affirme la réalisatrice.

Mais ce qui frappe le plus, c'est la peur de l'école publique. Comme si elle avait la lèpre et le choléra.

Des jeunes confient leur crainte à la caméra. S'ils échouent, ils iront à Paul-Gérin-Lajoie (PGL), une petite école secondaire publique d'Outremont qui accueille moins de 700 élèves.

«Il paraît qu'il y a des seringues de drogue dans la cour», dit une fille.

«On m'a dit que tout le monde allait me battre», confie une autre.

«L'école publique a tellement mauvaise presse que ça fait peur», affirme la directrice de PGL, Danielle Couillard.

Jean-Guy Perras(3), directeur de Pierre-Laporte, une des écoles publiques les mieux cotées de Montréal, renchérit: «On a peur du public. Le palmarès de L'actualité et les journaux alimentent la psychose.»

La ministre de l'Éducation, Michelle Courchesne, reconnaît qu'il y a un «bris de confiance» envers l'école publique. Elle l'a répété, cette semaine, à l'émission de René Homier-Roy, C'est bien meilleur le matin.

Que propose-t-elle? «Il y a tellement de belles histoires dans les écoles publiques, a-t-elle dit. Mettons-nous tout le monde ensemble pour dire qu'on veut un système public à la hauteur de nos ambitions.»

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Jean-François Goyette tenait à raconter sa lente traversée du secondaire, car il voulait se servir de son histoire pour dénoncer l'aide du gouvernement aux écoles privées.

«Lorsque je vois les subventions que le gouvernement verse au privé, je ris. Je ris parce que ces écoles ne sont pas privées, mais semi-publiques. Le gouvernement prend à tous pour donner aux riches. Une sorte de Robin des bois à l'envers. Je ris de notre incapacité à être cohérents dans nos choix.»

Il dénonce aussi l'inégalité des chances. «L'élève pauvre ne va pas à Brébeuf, à moins d'obtenir une bourse. Il va au public. Par contre, le cancre riche va à Brébeuf, ce qui prive le bon élève d'une place tant recherchée au privé. C'est moi, ça, le cancre issu d'une famille aisée.»

Aujourd'hui, Jean-François mène une belle vie. Il a fréquenté les meilleures écoles: Brébeuf, l'Université de Montréal, où il a décroché un baccalauréat en criminologie, et HEC, où il a obtenu un diplôme de deuxième cycle en gestion.

Il a un bon boulot d'analyste pour un corps policier. Il n'a pas d'enfant et il n'en veut pas. Mais s'il en avait, il leur laisserait le choix. Jamais, jure-t-il, il ne les forcerait à fréquenter le privé.

Il ne regrette qu'une chose: avoir pris la place d'un élève brillant, lui, le «cancre».

(1) Les enfants du palmarès.

(2) Brébeuf accepte 144 élèves, mais refuse de préciser combien de candidats se présentent à l'examen. «Cette information relève du domaine privé», a précisé le directeur des ressources humaines, Russell Flanagan.

(3) M. Perras n'est plus à Pierre-Laporte. Le documentaire a été tourné en 2008.