La suspicion était érigée en système à l'Agence métropolitaine de transport (AMT) après que l'organisme a collaboré à une enquête approfondie de l'Unité permanente anticorruption (UPAC) qui avait offert un portrait peu reluisant de l'administration de cette agence sous le gouvernement Charest.

Choisie et embauchée par le ministre des Transports de l'époque, Robert Poëti, l'analyste Annie Trudel avait rencontré des employés de l'AMT, alors dirigée par l'ex-député péquiste Nicolas Girard. Quatre « rencontres » avaient eu lieu à l'été 2014, qui avaient débouché sur autant de rapports stockés sur la fameuse clé USB qui avait fait les manchettes juste avant l'été. 

La Presse a obtenu deux rapports confidentiels soumis de façon privée aux députés en commission parlementaire à l'époque, et deux autres ont été caviardés par l'UPAC, qui a retenu l'accès à sept fichiers au total. Autrement, les 2563 fichiers contenus dans la clé USB sont en bonne partie des copies des documents publics, a expliqué une source qui a eu accès à l'ensemble des dossiers.

Mme Trudel, qui avait d'abord travaillé avec Jacques Duchesneau dans la cellule anticollusion du ministère des Transports, réembauchée sous Robert Poëti, a rencontré un ancien collègue de l'anticollusion devenu « enquêteur à temps partiel » à l'AMT le 7 juillet 2014.

Une rencontre « informationnelle », souligne le rapport, une prise de contact qui découlait d'une « demande provenant du cabinet du ministre », précise Mme Trudel. Cet employé, rapporte-t-elle, se dit « convaincu que M. Girard fait de la politique ».

Photo Jacques Boissinot, archives La Presse Canadienne

Robert Poëti, ancien ministre de Transport du Québec

La Presse Andre Pichette

L'ancien PDG de l'AMT, Nicolas Girard

Dans le rapport, on peut lire que « [la source] est catégorique, plusieurs vice-présidents en place présentement à l'ATM, incluant M. Girard, font de la politique et n'ont qu'un objectif : se servir des ressources pour se pencher sur les activités passées de l'AMT et écorcher les libéraux. Tout ça au détriment du bon fonctionnement des activités actuelles de l'AMT ».  

Lors d'une autre rencontre faisant suite à une « demande provenant du cabinet du ministre », Mme Trudel verra un vice-président à la Sécurité de l'agence qui était parti à l'automne 2013. Lui aussi soutient que M. Girard a refusé un transfert de dossier à l'UPAC, qu'il a « trié » les dossiers soumis à la police. Les deux donnent comme exemple un contrat accordé à une entreprise pour des travaux à la gare Saint-Michel, sur la ligne du train de l'Est. 

Pour eux, il s'agissait d'une « compagnie coquille » qui servait de façade à une autre à qui on avait refusé le permis de la Régie du bâtiment. Tous deux reconnaissent toutefois que l'AMT avait obtenu un avis juridique externe qui concluait que le contrat devait être accordé à cette firme, le plus bas soumissionnaire conforme.

Toutes ces rencontres suivaient de peu une perquisition importante de l'UPAC à l'AMT, en mai 2014. Un mois plus tard, les motifs de la perquisition étaient rendus publics et alléguaient d'importants problèmes de gestion sous l'administration de Joël Gauthier, ex-PDG du Parti libéral du Québec, nommé par Jean Charest dès son élection au printemps 2003. Aucune accusation n'a été portée dans ce dossier depuis.

Au début du mois de juillet 2014, lors d'une rencontre avec Nicolas Girard, Robert Poëti a annoncé à l'ex-député péquiste que son émissaire Annie Trudel avait le mandat d'aller vérifier le fonctionnement de l'AMT. Mme Trudel relevait du ministre, mais son salaire provenait du Ministère, ce qui a fait sourciller des mandarins au conseil exécutif - le ministère du premier ministre.

GIRARD NIE AVOIR TRIÉ LES DOSSIERS

Joint par La Presse, l'ancien patron de l'AMT Nicolas Girard se défend bien d'avoir trié les dossiers soumis à l'UPAC, comme le soutiennent ses deux anciens employés. L'UPAC avait débarqué tôt le matin au siège social de l'AMT, place d'Armes, passé une journée à copier des dossiers informatiques et interrogé les employés « séquestrés » afin qu'ils ne puissent s'entendre à l'avance sur une version.

Il rappelle avoir dû « faire le ménage » au sein de l'organisation. Une des deux sources de Mme Trudel avait été réaffectée et l'autre, mise à la retraite. « Cela a frustré des gens », a conclu M. Girard.

PAS DE DIRECTIVES PRÉCISES À TRUDEL, DIT POËTI

De son côté, l'ex-ministre Poëti se défend d'avoir cautionné une vendetta politique. « J'ai choisi et engagé Mme Trudel, mais son contrat était avec le Ministère. Dans son mandat, elle avait à vérifier au Ministère et dans l'ensemble de ses organismes que les contrats et les pratiques soient selon les règles de l'art », a-t-il expliqué. Même si elle parle de « demande provenant du cabinet du ministre » dans ses rapports de rencontre, on ne lui a pas donné de directives précises sur son travail à l'égard de l'AMT, assure-t-il.

UN C.A. ÉTONNÉ

L'intérêt du ministre Poëti à l'égard du fonctionnement de l'AMT sous Nicolas Girard a surpris les membres du conseil d'administration. Dans une lettre qu'il a fait parvenir au président du comité d'audit de l'AMT, en septembre 2014, M. Poëti remerciait Robert Panet-Raymond d'avoir « porté à [leur] attention [sa] préoccupation à l'égard de certains dossiers » dans le cadre des responsabilités du comité de vérification. « J'ai demandé à Mme Annie Trudel, consultante au sein de mon ministère, d'entrer en contact avec vous. » Dans son courriel de réponse à Mme Trudel, M. Panet-Raymond souligne que le comité n'avait jamais soulevé « de préoccupation à l'égard de certains dossiers » et lui demande de rétablir les faits auprès du ministre Poëti.

UN ABSENT INFLUENT?

Dans ses rapports de rencontres, Mme Trudel relève que ses deux sources soulignent l'influence de Pierre-Luc Paquette, ex-directeur du Parti québécois. Devenu responsable des communications sous l'administration de Joël Gauthier, il avait pris plus d'importance avec l'arrivée de Nicolas Girard à l'automne 2012. Même absent, il continuait de gérer à distance, expliquait une source, selon le rapport de Mme Trudel. Or, à l'été 2014, M. Paquette était hospitalisé, luttant contre un cancer qui allait l'emporter en septembre.

UN EMPLOYÉ POLITIQUE CONGÉDIÉ

La mort de M. Paquette avait d'ailleurs provoqué un autre accrochage entre M. Girard et le cabinet de Robert Poëti. Un adjoint politique du ministre, Martin Bergeron, a réclamé en privé à M. Girard d'être nommé au poste de vice-président devenu vacant. Ulcéré par cette manoeuvre - M. Paquette était un de ses amis -, M. Girard a refusé d'obtempérer. Après que La Presse a révélé ces pressions politiques, le commissaire à l'éthique de l'Assemblée nationale a été appelé à se prononcer, et Martin Bergeron a été congédié.

UN VIEUX CONTENTIEUX

Le ministre Poëti, dès sa nomination aux Transports au printemps 2014, avait eu des frictions avec Nicolas Girard. En mai, un différend est apparu sur l'avenir du système léger sur rail (SLR) sur le pont Champlain. Après une réunion où l'atmosphère était à couper au couteau, ils ont évité de faire un point de presse commun. Le ministre Poëti a choisi de rester vague quant à l'avenir du président Girard sous un gouvernement Couillard.