Les libéraux étaient euphoriques mercredi et ont gratifié Philippe Couillard d'une longue ovation; il leur a redonné le pouvoir après seulement 18 mois d'abstinence. Mais un autre élu a été acclamé avec autant de ferveur. Une immense salve d'applaudissements a accueilli Pierre Paradis, écarté du Conseil des ministres depuis 2003. Le nouveau ministre de l'Agriculture, visiblement ému, vivait en direct et en public la fin de sa sanction.

Les Québécois ont trouvé leur hiver long. Celui du député de Brome-Missisquoi, lui, aura duré plus de 10 ans. Mais le décor du drame était dressé depuis bien plus longtemps. Depuis 30 ans, en fait.

En 1983, les libéraux doivent se trouver un nouveau chef après le départ de Claude Ryan. L'ancien premier ministre Robert Bourassa caracole en tête dans une course qui lui servira de tremplin pour reprendre le pouvoir deux ans plus tard. Derrière lui, deux jeunes loups glanent ce qui reste de délégués.

Dans un coin, l'ancien secrétaire de Power Corporation, Daniel Johnson, fils de premier ministre, avocat, il a fait un doctorat en droit à l'Université de Londres, puis une maîtrise en administration des affaires à Harvard. L'incarnation même du Québec arrivé, sûr de ses moyens et que le doute n'habite pas.

Dans l'autre, un paysan de Bedford, avec un programme très à droite. À 33 ans, il a l'outrecuidance de choisir «Enfin Paradis» comme slogan. Un sniper en toge plutôt qu'un avocat, il représentait les producteurs de porcs avant son élection en 1980. Pour payer ses études, il a été draveur dans le nord de l'Ontario, puis il s'est improvisé dresseur de chevaux parce que la paye était bonne. Pour le reste, un boit-sans-soif un peu bagarreur et fantasque.

L'issue était prévisible? Eh bien, non. Le 15 octobre, au dépouillement des bulletins de vote, Paradis coiffe de peu son auguste adversaire: avec 353 délégués contre 343. C'est comme si David avait remis ça avec Goliath. Mais en politique, on dit souvent, «l'avenir dure longtemps». Bien des années s'écouleront avant qu'on découvre que la rivalité Johnson-Paradis avait la vie aussi dure. Bourassa récolte 75 % des délégués, écrase littéralement ses adversaires, des équipes de «pygmées intellectuels», avait-il ironisé durant la campagne. Il tiendra les jeunes Turcs sous surveillance.

Mais avec cette course, Paradis a atteint son objectif. Il n'est plus un simple député, un fantassin qu'on conscrit pour voter à l'Assemblée nationale. Surtout autour de lui, on retrouve une poignée de disciples prêts à le suivre jusqu'au bout. Fernand Archambault, un gars de son coin qui, comme lui, n'avait pas à payer son loyer à l'Université d'Ottawa parce qu'il consentait à gérer son étage de résidence - un coup de pouce discret aux étudiants moins fortunés. Archambault sera son chef de cabinet perpétuel. Ses partisans de 1983 l'accompagneront longtemps dans les différents ministères.

Les députés qui l'avaient appuyé eurent du fil à retordre. Ghislain Maltais se retrouva avec les barils de BPC revenus de Grande-Bretagne, dans sa circonscription en pleine campagne électorale en 1989. Robert Middlemiss, pourtant représentant de l'Outaouais, dut se contenter d'être ministre délégué jusqu'en 1994. Bourassa aussi avait de la mémoire.

Chef de meute

Paradis sera toujours un chef de meute. Plus tard, même durant son passage à vide, des élus feront partie de son clan. Bernard Brodeur, André Chenail, d'autres ruraux pour la plupart. Diriger une secte n'a pas que des avantages. Paradis a toujours été un ministre détesté par les fonctionnaires. Il ne s'adressait jamais à ses sous-ministres, tout devait passer par «Fern» Archambault.

Avec l'arrivée des libéraux au pouvoir, grâce au leadership, il est un choix naturel pour le Conseil des ministres. On lui donne d'abord la Main-d'oeuvre, où les libéraux de l'État Provigo - Paul Gobeil est au Conseil du trésor - entrevoient une douloureuse réforme. C'est l'époque des «boubou-macoutes», les agents de l'aide sociale qui font des visites à domicile. Les manifestants mettent des cornes à Paradis sur leurs pancartes dans les manifestations. Exaspéré par la controverse, Bourassa évacue des mois de travail avec trois phrases dans un point de presse.

Paradis passera par la suite aux Affaires municipales, puis à l'Environnement. En janvier 1994, Daniel Johnson le maintient en poste. Il reste aussi leader parlementaire au gouvernement, ce qui lui confère un pouvoir certain sur ses collègues qui veulent faire avancer leurs projets de loi. Il le sera aussi dans l'opposition, après l'arrivée du PQ au pouvoir. Les péquistes se souviennent de ses interventions. Sur un ton faussement détaché, il demandait des comptes à Jacques Parizeau sur «l'affaire Malavoy», la ministre qui avait dû démissionner pour avoir voté illégalement.

Mais son pouvoir sur l'ordre des frappeurs à la période des questions et sa tendance à régler les litiges avec Guy Chevrette, devenu un complice plutôt qu'un adversaire, agaçait bien des collègues. Johnson lui confia le dossier de porte-parole pour la santé - chaque jour, il frappait le ministre Jean Rochon en débusquant un cas pathétique de patient oublié. C'était l'époque féroce; avec les Tom Mulcair et Jacques Dupuis, Paradis sera l'un des carnassiers qui voulaient bouffer du péquiste.

En 2002, les libéraux de Jean Charest en arrachent. L'Action démocratique du Québec de Mario Dumont rafle quatre partielles, jusque dans Vimont, un territoire libéral. Inquiet, Charest, pour brasser les cartes, décide de publier bien avant les élections son programme électoral. C'est l'époque de «Réinventer le Québec».

Paradis donne des signes de dissidence qui irritent le chef libéral. Un exemple: il arrivera bien en retard, en tenue sport, au lancement du programme, c'est le jeune David Whissell qui doit prendre sa place. Dès lors, Charest a forgé son opinion sur Paradis, un député «pas fiable» quand il sent que son chef est vulnérable, résumera un apparatchik libéral.

L'important... c'est de durer

Avec l'élection du PLQ en 2003, à la surprise générale, Paradis n'est pas nommé au Conseil des ministres; il pensait obtenir l'Agriculture. Roublard selon son habitude, il fait passer le message par les médias; il voulait plutôt le Conseil du trésor, un poste bien plus influent. Mais son téléphone reste silencieux.

Prédécesseur de Jean Charest, Daniel Johnson a encore une emprise importante sur les décisions - ses anciens collaborateurs sont autour de la table du comité de transition. C'est la consternation chez les vétérans libéraux de l'époque Bourassa: les Jean-Claude Rivest, Pierre Bibeau, Ronald Poupart font savoir discrètement que c'est une lourde erreur.

Quelques années plus tard, lors d'un remaniement, Charest lui-même fait miroiter un poste à Paradis. L'affaire est ébruitée et ce dernier passe de nouveau sous la table. Avec le dernier Conseil des ministres, Paradis est l'un des seuls à avoir préservé le secret de sa destination, même auprès de ses proches.

Terrassé, pendant six mois Paradis est pratiquement absent de l'Assemblée nationale. C'est aussi la période où il perd ses parents - Louison, son père, un homme aux mille métiers, et Jeannette Lussier, sa mère, les deux disparus en 18 mois.

Avec le recul, sa résilience étonne bien du monde. Mais pas sa femme, Anne. «Pour lui, la politique, c'est une vocation. Beaucoup passent par là pour un avancement personnel, pas lui.»

Il aime jouer à la limite de la dissidence. En 2006, il nourrit l'opposition à la privatisation d'une partie du parc national du Mont-Orford avec son vieil ami Thomas Mulcair, éjecté de l'Environnement à la suite de son opposition à la vente du centre de ski. Le whip Norm MacMillan promet à Paradis un mauvais sort après qu'il eut voté contre le projet de loi en première lecture. Mais quand vient l'heure du vote ultime à l'Assemblée nationale, Paradis doit encore «prendre son train» pour rentrer à Bedford. Ce fameux train qui a servi mille fois d'excuse à Paradis quand il voulait éviter une situation délicate.

Durant ce long hiver où bien des collègues hésitent même à saluer l'intouchable de Bedford, Paradis s'attache à des projets pour sa circonscription. Jean Charest viendra inaugurer dans Brome la création d'un parc de 15 000 acres le long de la rivière Missisquoi. Le palais de justice de Bedford retrouvera ses lettres de noblesse.

Les chevaux

Le député monte à cheval - fantasque, il avait accepté de dresser des chevaux un été alors qu'il n'avait jamais monté. Le salaire surtout était intéressant, bien meilleur que sa paye de douanier étudiant enfermé dans sa guérite. Avec les chevaux, c'est le début d'une longue relation, et il y a deux ans, il a fini deuxième au One Hundred Miles, une épreuve d'endurance au Vermont. «Ce qui casse en premier, c'est le rider, pas le cheval», se plaît-il à dire.

Beau temps, mauvais temps, Paradis maintient toujours deux, voire trois bureaux dans sa circonscription où s'entassent «les cas de comté», les commettants qui demandent assistance.

Il aime alors être loin de ce Parlement où, l'écume à la bouche, les collègues l'accusent d'être la source d'indiscrétions. Le caucus libéral paraît siéger à ciel ouvert! Qu'à cela ne tienne, il n'ira plus au caucus. On chuchote sur sa propension à prendre un verre - une coupe de vin rouge apparaît souvent sur son bureau avant l'heure du lunch.

Pendant longtemps, il sera l'un des seuls députés libéraux à ne pas profiter d'une fonction supplémentaire, whip adjoint ou adjoint parlementaire, des fonctions qui procurent de généreux bonus. En fin de règne, Charest le nommera finalement président de la Commission de l'agriculture.

Couillard arrive en selle. Daniel Johnson n'a rien perdu en influence. Mais cette fois, le «baron de Bedford» est redevenu un incontournable. Avant même de se lancer dans la course à la direction, Couillard a un souper avec Paradis après qu'un neurochirurgien de l'Estrie les eut mis en contact. L'affaire est vite entendue: Paradis appuierait Couillard, mais à sa manière, discrètement. Couillard appliqua d'ailleurs la même stratégie que l'ancien prétendant au Trône, soit se concentrer sur les circonscriptions sans députés, «orphelines», pour recruter des délégués, la seule chose qui compte au moment du vote.

Le confident

Car avec le temps, la méfiance disparaît. Paradis sera un confident attentif pour plusieurs collègues en questionnement. Liza Frulla pourra se défouler pendant des heures de covoiturage entre Sutton et le parlement; Julie Boulet, s'épancher lors de ses crises d'inquiétude récurrentes. Et c'est à lui que Philippe Couillard demandera, au début de l'année, d'essayer de rétablir des ponts avec Fatima Houda-Pepin. Il fait plusieurs fois le messager entre le bureau du chef et celui de la députée de La Pinière, en vain. Elle en demande toujours davantage.

Et quand, laissée pour compte par le Conseil des ministres, Marguerite Blais se mettra à pleurer au Salon rouge, elle se réfugiera dans ses bras pour que personne ne voie son désarroi.

Mercredi dernier, c'était «Enfin Paradis». Le slogan, drôle à force d'être prétentieux, se matérialisait 30 ans plus tard.

Robert Bourassa, Claude Ryan, Daniel Johnson et Jean Charest, ses quatre chefs, ne sont plus aux commandes. Disparus ou à la retraite, ils sont partis. Lui est resté. L'important... c'est de durer.