Très attendue, la commission parlementaire sur la laïcité s'ouvre mardi. L'interdiction du voile intégral dans les services publics, les balises pour les accommodements raisonnables ainsi que la neutralité de l'État font consensus, mais l'interdiction de port de signes religieux ostentatoires divise encore les Québécois.

On ne peut pas prétendre lutter contre l'intégrisme tout en dénonçant la Charte de la laïcité, soutient Bernard Drainville. Même si ce n'est pas son rôle, la Charte demeure, selon lui, un outil «indispensable» pour combattre l'intégrisme. Entretien avec le ministre des Institutions démocratiques à trois jours du début de la commission parlementaire attendue sur son projet de loi.

Q: La Charte de la laïcité, qui vise à séparer l'État de la religion, est-elle aussi utile pour lutter contre l'intégrisme? Est-ce un de vos objectifs?

R: Ce n'est pas un des objectifs, mais c'est un des effets. La Charte est un moyen indispensable pour lutter contre les intégristes. Ils veulent un État religieux. La Charte dit: l'État doit être neutre, au nom du respect de toutes les croyances. Les intégristes carburent aux accommodements raisonnables, ils veulent créer des exceptions pour les transformer en normes. La Charte met des balises. Les intégristes veulent inférioriser la femme. La Charte leur dit: l'égalité homme-femme est non négociable. Sur trois des principaux enjeux des intégristes - la conception de l'État, le statut de la femme et les accommodements -, la Charte donne une réponse claire.

Q: Comment évaluez-vous la menace de l'intégrisme au Québec?

R: C'est un courant présent, minoritaire jusqu'à présent, mais on ne peut pas faire comme s'il n'existait pas. Tu ne peux pas prétendre lutter contre l'intégrisme et être contre la Charte, pour les trois raisons que j'ai données, et il y en a d'autres.

Q: Mais les partis d'opposition appuient la neutralité de l'État, l'égalité des sexes et vos balises pour les accommodements raisonnables. Ils refusent seulement l'interdiction des signes religieux ostentatoires pour les employés de l'État.

R: Quand les libéraux nous disent qu'ils veulent lutter contre l'intégrisme tout en appuyant le port du tchador pour les éducatrices, les enseignantes et les infirmières, ils se discréditent complètement. Tu ne peux pas lutter contre l'intégrisme et être pour le tchador.

Q: Le débat public est engagé depuis plusieurs mois. Pratiquement tous les groupes se sont déjà prononcés. Qu'espérez-vous apprendre de nouveau lors de la commission?

R: On connaît les principaux arguments, mais on n'a pas encore entendu tout le monde. Je pense que la commission va donner une profondeur supplémentaire au débat. On étudiera des mémoires denses, recherchés, documentés.

Q: À quelles questions n'a-t-on pas encore répondu?

R: Je vous donne un exemple. Un mémoire - je ne l'identifierai pas, il n'est pas encore public - propose une explication sur le fait que, dans le monde arabe, le voile était à peu près inexistant de la sphère publique il y a 40 ans et qu'il est devenu de plus en plus présent dans les 15-20 dernières années.

Q: Il vous a convaincu?

R: Il y a des choses là-dedans que je ne connaissais pas. Ça suscite ma curiosité. Je vais y réfléchir, et m'enrichir aussi des autres points de vue.

Q: Que faudrait-il pour vous convaincre de limiter l'interdiction du port de signes religieux?

R: Je ne sais pas si cet argument existe. Je suis ouvert, mais mon attitude est un mélange d'ouverture et de fermeté. Je vais écouter s'il y a de bonnes idées pour bonifier le projet de loi. En même temps, je suis très, très convaincu de la justesse de nos propositions.

Q: La Coalition avenir Québec (CAQ) propose un compromis (interdiction des signes religieux pour les figures d'autorité coercitive, les enseignants et directeurs d'école). Elle songe maintenant à durcir sa position en éducation pour se rapprocher de vous. Pourquoi ne pas les rencontrer?

R: Parce que ce n'est pas le moment. Ce sera au terme de la consultation parlementaire, lors de l'étude article par article [étape où on amende un projet de loi avant le vote final].

Q: Mais votre gouvernement minoritaire ne semble pas vouloir diluer ses positions pour conclure une entente.

R: Ça va prendre de sacrés bons arguments... Mais j'ai toujours reconnu que dans le présent Parlement, il faudra l'appui de la CAQ pour adopter la Charte. J'ai bon espoir que la commission va les faire cheminer. La CAQ s'est rapprochée de nous, mais il y a encore trop de mou dans leur position. Ils ne peuvent pas dire que les enseignants sont en position d'autorité, mais que ce n'est pas le cas des éducatrices en garderie.

Q: L'étude de la Charte sera loin d'être terminée lors du prochain budget, probablement à la fin mars. Les libéraux et caquistes menacent de vous renverser et de déclencher des élections. Souhaitez-vous que la Charte devienne un enjeu électoral?

R: Qu'on le veuille ou non, si ce n'est pas réglé lors de la prochaine élection, ça va s'imposer de soi. Les Québécois vont vouloir que cet enjeu-là aboutisse. Il ne faut pas avoir eu tout ce débat pour n'arriver à rien. [...] Certains disaient que c'était un faux problème, mais la population leur sert une belle leçon. On a reçu 250 mémoires. Ce débat intéresse les Québécois, ils le jugent pertinent et nécessaire.

Q Dans le débat, percevez-vous un clivage entre les élites et le peuple ?

R Non. Je rejette complètement cette prémisse, qui était dans la lettre de Gérard Bouchard. Beaucoup d'intellectuels de très haut niveau, comme le sociologue Guy Rocher, nous appuient. Les intellectuels sont comme le reste de la population, ils sont partagés. Je suis déçu de Gérard Bouchard, qui nous avait habitués à plus d'élévation intellectuelle. 

Q: Que pensez-vous de la récente déclaration d'Yves Michaud, qui invitait les opposants à la charte à quitter le Québec?

R: Il est allé trop loin. Il l'admet lui-même, d'ailleurs. Ce n'est pas parce que quelqu'un est en désaccord avec la charte qu'il doit partir. J'en appelle au respect de tous dans le débat.

 LE TEST DE LA COUR SUPRÊME

Q: Selon la jurisprudence canadienne, pour restreindre la liberté de religion, il faut prouver qu'on s'attaque à un problème documenté, et que le moyen pris est le moins restrictif possible. Peut-on s'attendre en commission parlementaire à obtenir des chiffres pour documenter le problème du port de signes religieux ?

R: La question de la charte est avant tout une question de principe. Souhaite-t-on la neutralité religieuse de l'État, oui ou non? L'égalité homme - femme doit-elle être un principe déterminant à l'avenir, oui ou non? Est-ce qu'on souhaite des balises pour les accommodements religieux, oui ou non? A-t-on besoin d'études pour décider collectivement cela?

Q: Mais peut-on documenter le problème, faire un état des lieux?

R: Des témoignages récurrents, il y en a à des tonnes qui nous parviennent des infirmières, des enseignants, des commissions scolaires, des universités, etc. À la commission Bouchard-Taylor, la commission scolaire de Montréal avait dit qu'elle avait reçu 900 demandes d'accommodements en une seule année, et près de 10 000 demandes d'absence ou de congé pour des motifs religieux.

Et la commission Bouchard-Taylor, est-ce qu'elle a fourni des études pour proposer d'interdire les signes religieux aux figures d'autorité? Aucune. Ils ont agi par principe. Ils croyaient que ces gens, qui ont un immense pouvoir, devaient être au-dessus de tout reproche et devaient donc respecter la neutralité religieuse, de fait et d'apparence.

Q: Votre argumentaire résisterait-il au test de la Cour suprême ? 

R: La commission parlementaire pourra nous éclairer là-dessus. On voit déjà deux camps qui se dessinent chez les juristes. Certains, comme Huguette Saint-Louis (ex-juge en chef de la Cour du Québec), Claire L'Heureux-Dubé (ex-juge à la Cour suprême), le constitutionnaliste Henri Brun et Roger Tassé (ex-sous ministre fédéral de la Justice qui a rédigé la charte canadienne des droits et libertés) disent que notre charte passe, ou aurait de bonnes chances de passer, le test. D'autres disent le contraire. Personne ne sait ce que déciderait la Cour suprême. Au lieu d'essayer de le deviner, prenons nos responsabilités comme élus et décidons si on veut se donner les règles de vivre-ensemble proposées dans la charte. C'est un débat politique, et non juridique.