Adopté début décembre par un gouvernement qui voulait montrer sa détermination à lutter contre le crime dans le milieu de la construction, le projet de loi 35 déposé par Lise Thériault ne tiendra pas la route devant le tribunal.

La loi adoptée le 8 décembre prévoit qu'un entrepreneur peut perdre des contrats qu'il a déjà obtenus jusqu'à cinq ans avant que l'Assemblée nationale ait, à l'unanimité, approuvé le projet. À l'intérieur même du gouvernement Charest, des sources gouvernementales s'interrogeaient sur la solidité juridique de cette loi.

Me Frédéric Bérard, qui enseigne le droit constitutionnel à l'Université de Montréal, abonde dans ce sens. «Je ne sais pas si cette loi répond à des considérations politiques, mais strictement du point de vue du droit, on peut prévoir que des enjeux constitutionnels risquent d'être soulevés rapidement - et avec raison, à mon avis», observe-t-il.

L'article 5 de cette loi prévoit que «La Régie (du bâtiment) peut refuser de délivrer une licence lorsque la délivrance est contraire à l'intérêt public [notamment quand] un de ses dirigeants est incapable d'établir qu'il est de bonnes moeurs, et qu'il peut exercer avec compétence et probité ses activités d'entrepreneur compte tenu de comportements antérieurs».

«Il y a des problèmes majeurs avec cette disposition. C'est beaucoup trop vague. Or, en droit constitutionnel, on s'attend à des formulations précises; or, cela n'est pas ce qu'on voit ici.»

«C'est à l'entrepreneur de faire la preuve qu'il est de bonnes moeurs. Cela va exploser du point de vue constitutionnel, c'est beaucoup trop imprécis», estime Me Bérard. «Qui définira ce que sont les bonnes moeurs aux fins de la loi? Un régisseur. Si quelqu'un est accusé de violence conjugale, perdra-t-il sa licence?», lance l'avocat. Si les actes sont à l'état de rumeurs, d'allégations, est-ce que la licence de l'entrepreneur est en jeu? Pour Me Bérard, la loi donne ici une «marge de manoeuvre sans limites» aux régisseurs. Les entrepreneurs en difficulté auront beau jeu de lancer ce débat en Cour supérieure, si la Régie veut leur retirer leur licence.

Punis deux fois

Autre problème avec la loi de Mme Thériault, l'article 11-H de la Charte canadienne des droits prévoit que personne ne peut être jugé une seconde fois ni puni à nouveau pour une infraction pour laquelle il a été trouvé coupable et puni.

Or, la loi adoptée en décembre prévoit, à l'article 7, que quelqu'un perdra sa licence, pour des condamnations qui remontent à 5 ans pour des infractions à la loi fiscale. «Une loi ne peut être rétroactive en matière pénale, et c'est explicitement le cas ici», observe M. Bérard. Comme le précisait hier à La Presse le professeur Henri Brun, de l'Université Laval, Me Bérard estime qu'une loi peut être rétroactive, mais pas pour des infractions en matière pénale. «Retirer une licence dans ce cas-ci, c'est un peu comme si on créait rétroactivement une infraction pénale», observe Me Bérard.

Après avoir plaidé coupable pour une fraude fiscale de 4 millions de dollars devant Revenu Canada, Tony Accurso s'exposait à perdre de nombreux contrats de construction, avec le ministère québécois des Transports essentiellement.

Avec la loi 35, selon les explications de la ministre Thériault, Simard-Beaudry et Constructions Louisbourg, autre firme de M. Accurso, ne pouvaient plus obtenir de contrats publics jusqu'en 2015, reconnues coupables d'une fraude fiscale en 2010. Elles étaient menacées de perdre les contrats qu'elles ont décrochés et qui ne sont pas encore en cours d'exécution. La Régie du bâtiment les informera très bientôt que leur licence est «restreinte».

Simard-Beaudry a en tout 18 contrats du ministère des Transports. Seulement l'un d'entre eux n'est pas en cours d'exécution. Le ministre Pierre Moreau avait confirmé, il y a quelques jours, que ce contrat sera annulé et qu'un nouvel appel d'offres sera lancé. Ce contrat, d'une valeur de 21,2 millions, a pour but de remplacer des ponts de l'île Thomas, à Vaudreuil-Dorion.

Pour les autres contrats, le MTQ avait évalué s'il demandera à la Régie du bâtiment une dérogation pour permettre à Simard-Beaudry de poursuivre les travaux. «Dans les cas où il reste quelques travaux à faire, on va les faire terminer. Dans les autres, on va examiner la situation. Ce sera du cas par cas», avait déclaré M. Moreau.

La majorité des 17 contrats est presque terminée. Pour huit d'entre eux, les travaux sont même achevés, mais les factures ne sont pas toutes payées. Les travaux sont réalisés à 34% dans le cas de la reconstruction de la partie nord de l'échangeur Décarie, un contrat de 61 millions de dollars. Dans ce cas «très complexe» comme dans d'autres, le MTQ prendra une décision en veillant à ce que la «sécurité des usagers» et «l'intégrité de l'ouvrage» ne soient pas menacées.

Après l'adoption de la loi 35, Mme Thériault avait décrété que les firmes de M. Accurso ne pourraient plus obtenir de contrats publics pendant quelques années.

Ces firmes devraient de plus obtenir une autorisation spéciale de la Régie du bâtiment pour poursuivre les contrats gouvernementaux ou municipaux qu'elles sont en train d'exécuter, sur le chantier hydroélectrique de La Romaine par exemple.

Questionnée pour savoir si les sanctions allaient condamner à la fermeture les entreprises de Tony Accurso, acteur majeur dans la construction, la ministre du Travail, Lise Thériault, avait répliqué: «On a tout ce qu'il faut pour prendre la relève», puisque le Québec compte 41 000 entreprises de construction. «Il n'y a personne d'irremplaçable ici, même pas en politique, ni en journalisme, et encore moins en construction», a-t-elle ajouté. Les entreprises sanctionnées pourront toujours se tourner vers le marché des contrats privés de construction.