C'était un de ces soirs glauques, en mars dernier. Déjà opéré deux fois depuis le début de l'année, Claude Béchard doit retourner d'urgence à l'Hôtel-Dieu de Québec. Il n'est plus capable de se nourrir. Son système digestif est bloqué. Mais quelques semaines après une opération, le corps est encore une immense cicatrice. Une nouvelle intervention est impossible, une boucherie inutile.

«J'allais fendre de partout...» Le médecin lui explique qu'on tentera de réduire la pression par un drainage -une incision, un tuyau. Presque la routine pour Claude Béchard depuis près de trois ans.

Tout à coup, la question surgit, inattendue comme un électrochoc: «Monsieur Béchard, on va jusqu'où si cela ne fonctionne pas?

-Que voulez-vous dire?» Il reste un moment stupéfait, incrédule. Puis, dans un éclair, il comprend ce qu'on lui demande: «Si ça ne marche pas, on s'acharne ou on s'arrête?»

«Tu te dis: «Ça ne se peut pas... je ne suis pas rendu là.» Tu ne comprends pas. Tu ne veux pas comprendre.» Son lit d'hôpital s'ouvre comme une trappe. Béchard sent tout à coup qu'il est au-dessus de l'abysse, avec comme seul lien avec le monde des vivants un filin bien fragile: un tuyau de nylon.

Le lendemain matin, «ça allait un peu mieux», poursuit-il. Le fort désir de durer est là, têtu. «Les chiffres ne sont pas bons, seulement 20% des gens survivent au-delà de cinq ans. J'ai 40 ans, j'étais en forme, je jouais au hockey, j'avais recommencé à bûcher sur ma terre. Si je ne suis pas dans ces 20%, qui en fait partie?» lance-t-il.

Dans une longue entrevue avec La Presse, cette semaine, Claude Béchard témoigne. De son cauchemar, de la peur qui le tenaille, des éclairs de joie aussi. Il y tient. C'est lui qui, spontanément, a offert l'entretien à son bureau de ministre de l'Agriculture.

Ce n'était pas pour parler d'assurance récolte ni même de Constitution, l'autre dossier de ce guerrier polyvalent. Depuis son entrée au Conseil des ministres, en 2003, il est celui qui a changé le plus souvent d'affectation.

Le guerrier est fatigué. Ce n'est plus le Béchard galvanisé par sa bien éphémère victoire sur le cancer en 2008. «J'étais bien arrogant, la petite tête enflée, je me disais: je vais passer au travers parce que je suis fort».

«L'opération (du printemps 2008) avait été très invasive. Je pensais que c'était derrière moi... Mais maintenant, je sais que c'est encore là. Je le sens chaque minute de chaque heure de chaque jour.»

Car durant tous ces mois où il pensait avoir vaincu le cancer grâce à son âge, à sa vitalité, le mal était tapi en lui, caché dans ses tissus. Pendant des mois, sans le savoir, Claude Béchard était habité par ce cancer du pancréas. Quand il disait bonne nuit à ses filles, quand il embrassait Mylène, sa conjointe, il le portait encore, intrus hideux et sournois.

«Je n'ai jamais eu aussi peur»

Depuis le mois de janvier, au moment où il a appris que la maladie était réapparue, sa vie est faite de ces heures d'angoisse, de détresse. D'instants lumineux aussi, toujours trop courts. «La maladie ne doit pas devenir le centre de la vie... il faut se botter le derrière, il faut se battre. Il faut être hargneux, baveux avec la maladie.»

Depuis sept mois, il n'a pas dormi une nuit complète - il a passé 70 jours à l'hôpital. Parfois c'est la douleur, souvent c'est l'angoisse. «Je n'ai jamais eu aussi peur... Dix fois, vingt fois plus que la première fois que j'ai été malade. Pendant la nuit, à l'aube, couché, tu penses aux enfants, à ce que tu n'as pas eu le temps de faire.»

Si on se laisse dériver, on atteint cette mare noire où «on n'a plus de projet, on est indifférent». Béchard a refusé de se laisser entraîner dans ce courant et, comme par réflexe, s'est agrippé à ce qui se trouve près de lui. Ses enfants, sa conjointe.

Ses enfants, ils lui ramènent de beaux bulletins. Ses deux filles -la famille reconstituée compte en tout quatre enfants- ne le tirent plus par la manche quand il parle trop longtemps avec un électeur dans Kamouraska. Discrètes, elles savent tout de l'état de leur père. À 10 et 8 ans, cela vous donne un surcroît d'âme, de maturité. Première pour Claude Béchard, il a pu assister aux spectacles de fin d'année à l'école -le calendrier dément de l'Assemblée nationale à la fin juin l'en avait toujours privé jusqu'ici.

«C'était la première fois... et tu ne peux pas t'empêcher de penser que c'est peut-être la dernière», échappe-t-il dans un souffle, la voix brisée. «La dernière fois», cela revient souvent, aux heures sombres.

Le 11 juin, au dernier jour des travaux à l'Assemblée nationale, ses collègues députés, spontanément, l'ont ovationné quand il s'est levé pour le vote nominal. «C'était peut-être la dernière fois que je mettais les pieds là... À chaque événement important, cela te frappe comme un flash. Des fois, tu imagines aussi tes funérailles», dit-il avec détachement.

Il est assis sur une causeuse, bien droit, dans ce complet désormais trop grand. Il croise des jambes émaciées, sa cheville comme celle d'un enfant.

Claude Béchard a perdu 20kg, sa chevelure est plus clairsemée. Il est maintenant bien plus grisonnant que blond. Son teint, en revanche, est bien clair, les yeux pétillants, et il est toujours aussi prompt à rire et à faire rire. Ces détails que l'on observe même en refusant d'être voyeur.

«On a perdu le contrôle...»

Ce qui est bien plus sombre, c'est ce qu'on ne voit pas. On lui a trouvé cinq tumeurs. Quatre ont régressé avec le choc toxique de la chimiothérapie. L'autre ne progresse plus. Si elle se réveille, les médecins ont en réserve un autre poison, plus agressif, mais déjà le cocktail de comprimés que prend Béchard quotidiennement apporte son lot d'effets secondaires.

Quand il repense aux mois de sa rémission, Claude Béchard se trouve bien arrogant. Fin octobre 2009, dans une entrevue à bord du train de Josélito Michaud, c'était la bravade: «Si ça revient, je sais que c'est fini», avait-il laissé tomber. Il voulait marquer le coup, convaincu que c'était «derrière lui». Mais le mal est revenu.

Au moment où l'entrevue est diffusée, au début du mois de juin, cette phrase sonne comme un glas. Aujourd'hui, Béchard ne se démonte pas: «Quand tu arrives le nez sur le mur, tu sors ta pioche et tu essaies de passer au travers...» dit-il simplement.

Comme un boxeur hébété par un dernier crochet, il s'est trouvé bouleversé par la virulence de la maladie. Mi-décembre, ses tests sont bons. «Le 11 janvier, c'était devenu foudroyant... En un mois, les tumeurs ont doublé, triplé. On a perdu le contrôle... Tout avait dégénéré une semaine plus tard. Maintenant, je sais que ça peut revenir n'importe quand. Ça peut finir en un mois si ça repart. Tu sais que ça peut arriver. Je vais à la pêche dans deux semaines. Ma perspective, c'est le prochain mois.»

Il avait choisi de revenir juste avant la fin de la session parlementaire, pour voir s'il était capable, pour tester ses limites en sachant qu'une période de repos était imminente. Il a songé un moment à tout abandonner. «Le médecin m'a offert de signer tous les papiers, j'arrêtais de travailler.» Cette fois, sa conjointe l'a secoué: «Que feras-tu de tes journées?»

Physiquement diminué, Claude Béchard n'a rien perdu de sa fougue. Son esprit a toujours été vif, il est désormais incandescent. Il blague même sur son état: «Quand ton meilleur ami est rendu ton chirurgien, c'est que tu as un gros problème de relations sociales.»

Les journalistes ont eu droit à du «Béchard classique» en point de presse, la semaine dernière: les péquistes, a-t-il dit, parfois souverainistes, parfois plus pragmatiques sur la question nationale, font songer aux Mini-Wheats, côté givré ou nature. Gérard Deltell, le chef adéquiste, est devenu notre «Gérard» d'estrade.

Les électeurs, gênés, lui racontent souvent qu'une de leurs connaissances a été atteinte du même mal. «Je leur demande: «Comment ç'a été?» Ils gèlent et me répondent, gênés: «Ben... il est mort!»» Béchard rit de bon coeur puis, bien vite, redevient sérieux: «Je vais passer au travers!»

Aux heures sombres, il repense à son frère, un des aînés de la famille de huit enfants. Après la visite de la famille à l'hôpital, il était revenu dans la chambre et, en 10 minutes, avait simplement ordonné à Claude de se ressaisir. ««Un Béchard, c'est pas ça!» C'est ce qu'il m'a dit. Il n'y avait pas de politesses... il sentait que j'étais écoeuré, j'étais depuis trois mois à l'hôpital. Cela fait partie de la carapace, de l'arrogance, tu ne veux pas montrer tes côtés faibles. Il m'a dit: «Si tu te grouilles pas, tu sais comment tu vas sortir de l'hôpital! Pense aux enfants.»» Ç'a été les 10 minutes les plus déterminantes», dit Béchard, la voix brisée.

En fait, ce frère, ce soir-là, parlait aussi un peu à Sarto, un autre Béchard qui, à 36 ans, s'est suicidé, trop angoissé par des changements au travail. Personne n'avait senti sa détresse. Personne ne l'avait pris par les épaules. «On avait joué au golf la fin de semaine précédente. On se regardait au salon funéraire comme si on était dans un rêve éveillé.»

Équilibre douloureux où tout le monde est fait de tristesse: un Béchard décide d'abandonner la vie, l'autre se bat férocement pour la garder.

Claude parle souvent à Sarto, en pensée. Une révolte d'une seconde. «Je trouve ça injuste, ce qui m'arrive... Moi, je ne l'ai pas choisi!» lance Béchard.

Depuis le début, on n'était pas loin des larmes. Là, il pleure vraiment.