Au lendemain du témoignage-choc de l'ex-ministre Jody Wilson-Raybould, certains observateurs, au Canada anglais, ont qualifié la situation de « crise constitutionnelle ». Est-ce le cas ?

Comme on pouvait s'y attendre, les spécialistes en droit constitutionnel consultés par La Presse ne s'entendent pas. Invités à évaluer la gravité des récents événements sur une échelle de 1 à 10, ils ont fourni des réponses allant de 0 sur 10 à 8,5 sur 10...

Mais ce qui ressort de leurs propos, c'est que si les pressions du premier ministre Justin Trudeau et de son entourage rappellent un élément fondamental de notre système de gouvernement, la séparation du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire, la crise qui en découle, elle, est bien davantage de nature politique.

« UN PEU GONFLÉE »

« C'est une crise politique un peu gonflée », affirme Karim Benyekhlef, professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal, qui accorde une note de 1 sur 10 à la gravité de la situation sur le plan constitutionnel. « Les discussions franches et déterminées entre un premier ministre et un ministre de la Justice, ça se fait. À moins de menaces et d'un ordre direct, elles font partie du jeu. Je ne suis pas une petite souris qui a entendu des conversations, mais le procureur général doit prendre en compte l'intérêt public quand il poursuit. »

IMAGE ENTACHÉE

Pour Benoît Pelletier, ex-ministre et professeur de droit à l'Université d'Ottawa, il ne s'agit pas non plus d'une « crise constitutionnelle ». « C'est une crise politique », nuance-t-il. Une crise « justifiée » qui pose des questions de nature éthique et qui soulève un doute dans l'esprit des gens quant aux motifs de rétrogradation de l'ancienne ministre fédérale de la Justice et de son départ. Tout comme Alain-Robert Nadeau, avocat et docteur en droit constitutionnel, M. Pelletier croit que cette crise entache l'image du premier ministre et de son gouvernement. « Le temps va passer, dit-il. Mais l'image de mauvais gestionnaire qu'a le gouvernement va être renforcée. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est méritée. »

« PAS D'ILLÉGALITÉ »

Aux yeux de Benoît Pelletier, ancien ministre du gouvernement Charest, ce n'est pas une raison pour réclamer la démission de M. Trudeau. « Je ne vois pas d'illégalité dans ce dossier », dit-il. Encore moins une raison pour exiger des élections hâtives. « Non, non, non. On est tellement proche de la date des élections, en plus. » Sur 10, M. Pelletier accorde une note de 0 à cette crise sur le plan constitutionnel. Ce qui ne l'empêche pas de trouver que Justin Trudeau et ses conseillers ont été « excessifs », « trop insistants » et « maladroits » auprès de la ministre Wilson-Raybould. « Mais ç'a toujours été clair que c'était elle qui prenait la décision. On ne lui a pas dicté sa décision », insiste-t-il en parlant de l'ancienne ministre fédérale qui a témoigné mercredi.

INDÉPENDANCE JUDICIAIRE

Professeur de droit constitutionnel à l'Université Laval, Patrick Taillon estime quant à lui qu'il s'agit d'une grave crise constitutionnelle. Il lui attribue d'ailleurs la note de 8,5 sur 10. Selon lui, les affirmations de Mme Wilson-Raybould posent très clairement la question de l'indépendance judiciaire par rapport au pouvoir politique, à Ottawa. Cette crise est aussi révélatrice de la façon dont fonctionne le gouvernement au sein du Cabinet (les relations secrètes entre le premier ministre et ses ministres) et des tensions dans la fédération entre le Québec et le reste du Canada, sur fond de corruption. « À la fin, dit-il, il reste la perception qu'on est en train de prendre des libertés par rapport à des principes dans le fonctionnement de la justice pour sauver une entreprise québécoise corrompue. »

DÉMISSION ?

M. Taillon n'est pas le seul à trouver qu'il s'agit d'une grave crise constitutionnelle. Alain-Robert Nadeau, avocat et docteur en droit constitutionnel, est du même avis. « Il s'agit là de la crise constitutionnelle la plus grave et la plus préoccupante que le Canada ait connue depuis le rapatriement de la Constitution et l'enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés en l'absence de l'accord du Québec au début des années 80, ou de l'échec de l'accord du lac Meech », dit-il. « M. Trudeau pourrait aussi, ce qu'il ne fera vraisemblablement pas, reconnaître l'existence d'une crise constitutionnelle et remettre sa démission à la gouverneure générale du Canada », précise-t-il.

QUESTION POLITIQUE

Des quatre experts interrogés par La Presse, M. Nadeau est le seul à émettre une telle opinion. Patrick Taillon trouve que ce serait « un peu disproportionné ». Quant aux deux autres, ils rejettent carrément l'idée. « Il faut savoir raison garder, dit Karim Benyekhlef. Des élections auront lieu dans quelques mois et cette question pourra faire l'objet d'un débat politique, puisqu'il s'agit maintenant d'une question essentiellement politique. »