L'ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould a provoqué un tsunami mercredi en affirmant avoir fait l'objet d'intenses pressions politiques pendant quatre mois de la part du bureau du premier ministre et de celui du ministre des Finances, Bill Morneau, pour revenir sur sa décision de ne pas intervenir afin d'éviter un procès criminel à SNC-Lavalin.

Le tsunami a été tel qu'il a emporté sur son passage la version des faits présentée jusqu'ici par Justin Trudeau et ses proches collaborateurs, et a mené le chef du Parti conservateur Andrew Scheer à réclamer la démission du premier ministre et la tenue d'une enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). « Justin Trudeau ne peut simplement pas continuer de gouverner cette grande nation maintenant que les Canadiens savent ce qu'il a fait », a dit M. Scheer.

Jugeant aussi l'affaire très grave, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a pour sa part de nouveau exigé la tenue d'une enquête publique, évoquant aussi l'hypothèse qu'un tel exercice pourrait conduire à la démission du premier ministre.

En soirée, alors qu'il était de passage dans la circonscription d'Outremont, que les libéraux ont arrachée au NPD lors des élections partielles de lundi soir, M. Trudeau a dit être « en profond désaccord » avec les conclusions de son ancienne ministre, qui a claqué la porte du cabinet le 12 février. 

« Je ne suis absolument pas d'accord avec les conclusions de l'ancienne procureure générale. Je continue de maintenir que moi et mon équipe avons toujours agi de façon appropriée et professionnelle. » - Justin Trudeau

Il a refusé de dire s'il comptait pour l'heure expulser son ancienne ministre du caucus libéral.

Témoignant avec aplomb durant plus de trois heures devant le comité de la justice, Mme Wilson-Raybould a affirmé que des pressions politiques « soutenues » et « indues » ont été exercées par 11 personnes - de Justin Trudeau au ministre des Finances, Bill Morneau, en passant par le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, et les proches collaborateurs du premier ministre tels que Gerald Butts, Katie Telford et Mathieu Bouchard.

Au moins 10 rencontres et 10 appels téléphoniques ont eu lieu en tout entre le 4 septembre - date à laquelle la directrice des poursuites pénales (DPP) Kathleen Roussel a écarté toute négociation d'un accord de réparation avec la firme québécoise - et le 19 décembre afin qu'elle « trouve une solution » pour infirmer cette décision.

Rencontre au sommet

Mme Wilson-Raybould a affirmé que le premier ministre lui-même avait donné le ton aux pressions politiques quand elle l'avait rencontré, à sa demande, le 17 septembre.

« Les conversations sont devenues complètement déplacées quand il y a eu une discussion au sujet des élections au Québec, et au sujet du fait que le premier ministre était un député du Québec. C'est à ce moment-là que je suis devenue immédiatement préoccupée parce que j'étais la procureure générale. Je cherchais à avoir une conversation avec le premier ministre au sujet de la loi, de mon rôle et de mon indépendance », a-t-elle témoigné.

« Les préoccupations politiques soulevées par le premier ministre m'ont poussée à lui demander directement s'il était en train de s'ingérer politiquement dans mon travail de procureure générale. Il m'a répondu que ce n'était pas le cas. Mais rapidement après, j'ai demandé à mon personnel de s'assurer de noter longuement la chronologie de toutes les rencontres et conversations à propos de SNC-Lavalin et de la négociation d'un accord de réparation », a-t-elle ajouté.

Mme Wilson-Raybould a indiqué que les rencontres et les appels téléphoniques avaient été nombreux par la suite.

Dès le 19 septembre, soit la veille d'une assemblée des actionnaires de SNC-Lavalin, le greffier du Conseil privé a rencontré la ministre de la Justice, Mme Wilson-Raybould, pour lui parler de nouveau de l'affaire. Le même jour, sa chef de cabinet Jessica Prince a reçu un appel des proches collaborateurs du premier ministre Mathieu Bouchard et Elder Marques, qui réclamaient une mise à jour du dossier.

« Toujours le 19 septembre, j'ai parlé avec le ministre Morneau de ce dossier alors que nous étions à la Chambre des communes. Il a encore insisté sur la nécessité de sauver les emplois et je lui ai dit que les interactions entre son bureau et le mien sur SNC-Lavalin devaient cesser parce qu'elles étaient indues. Elles n'ont pas arrêté. »

Un mois plus tard, le 18 octobre, elle a indiqué que Mathieu Bouchard était revenu à la charge, invitant le bureau de la ministre à solliciter un avis juridique externe sur la décision de la DPP.

« C'est ensuite devenu un thème récurrent dans les messages du bureau du premier ministre, à savoir qu'un avis juridique externe devrait être fait dans le dossier », a-t-elle dit, soulignant qu'une semaine plus tard, M. Bouchard avait encore une fois insisté auprès de son bureau sur les lourdes conséquences du refus du DPP de négocier un accord de réparation.

« M. Bouchard [du bureau du premier ministre] a dit [à ma chef de cabinet] : "Nous pouvons avoir les meilleures politiques du monde, mais nous avons besoin d'être réélus". » - Jody Wilson-Raybould, dans son témoignage

« Escalade finale »

Dans les semaines qui ont suivi, d'autres rencontres ont eu lieu, notamment le 5 décembre avec Gerald Butts, alors secrétaire principal du premier ministre, mais sa réponse a toujours été la même. Mme Wilson-Raybould a indiqué que les pressions avaient atteint un point culminant le 18 décembre. Sa chef de cabinet a été convoquée d'urgence par M. Butts et Katie Telford, l'actuelle chef de cabinet du premier ministre, pour de nouveau faire le point sur SNC-Lavalin.

Citant des échanges de textos avec sa chef de cabinet, l'ancienne ministre a raconté que M. Butts aurait dit à son employée : « Jess, il n'y a pas de solution ici qui n'implique pas une forme d'ingérence. »

Puis, le 19 décembre, Jody Wilson-Raybould a reçu un appel de Michael Wernick. Durant la conversation, ce dernier a laissé tomber que le premier ministre « allait trouver un moyen de régler le dossier, d'une manière ou d'une autre. Alors, il est dans cet état d'esprit et je voulais que tu sois au courant ».

Interrogée plus tard par le député du NPD Murray Rankin sur son interprétation de ces propos tenus par Michael Wernick, elle a admis avoir compris qu'il pourrait y avoir des conséquences si elle ne cédait pas.

Rétrogradation en janvier

Le 7 janvier, Justin Trudeau a appelé Mme Wilson-Raybould pour l'informer qu'elle passait du ministère de la Justice au ministère des Anciens Combattants. Durant cette conversation, elle dit avoir demandé au premier ministre si cette décision avait un lien avec « celle qu'elle n'avait pas prise ». M. Trudeau lui a répondu que non. Le remaniement ministériel a finalement eu lieu le 14 janvier. Elle affirme que trois jours plus tôt, la sous-ministre de la Justice a reçu un appel de Michael Wernick l'avisant qu'un nouveau ministre serait nommé et que l'une des premières conversations qu'il aurait avec le premier ministre porterait sur l'avenir de SNC-Lavalin.

Durant la période de questions qui a suivi, Mme Wilson-Raybould a indiqué qu'elle n'avait jamais songé à démissionner de son poste de procureure générale, malgré les pressions, parce qu'elle avait la ferme conviction qu'elle faisait « son travail » pour faire respecter la primauté du droit.

Elle a admis avoir été remplie de chagrin de perdre ce poste qu'elle occupait depuis trois ans.

Courage salué

Visiblement ébranlés par la portée du témoignage de l'ancienne ministre, les députés de l'opposition ont salué son « courage » et son « intégrité ».

« Je crois chacun des mots que vous avez prononcés », a notamment dit la députée conservatrice Lisa Raitt.

« Je suis très honoré d'être assis à cette table aujourd'hui, car j'ai l'impression d'avoir été témoin non pas de la politique, mais d'une leçon d'intégrité. Le témoignage que vous avez livré aujourd'hui sera étudié pendant des décennies à venir dans nos écoles. » - Charlie Angus, député néo-démocrate

Pour leur part, les députés libéraux ont surtout tenté de comprendre pourquoi Mme Wilson-Raybould n'était pas intervenue avec plus de vigueur auprès du premier ministre ou du commissaire à l'éthique et aux conflits d'intérêts si elle subissait des pressions indues. L'ancienne ministre a répondu qu'elle avait bien communiqué son malaise directement au premier ministre dès le 17 septembre et aux membres de son entourage par la suite.

Dans un privilège accordé au Bloc québécois, qui n'a pas le statut de parti officiel aux Communes, le député Rhéal Fortin a essayé de connaître les raisons qui avaient motivé l'ancienne ministre à ne pas intervenir en faveur de SNC-Lavalin, étant donnés les milliers d'emplois qui pourraient être mis en péril par un long procès criminel.

Mme Wilson-Raybould a dit ne pas pouvoir répondre à cette question en raison des causes pendantes de SNC-Lavalin devant les tribunaux.

QUATRE DÉCLARATIONS MARQUANTES

« Je comprends qu'il est approprié de recevoir des informations sur l'importance des emplois lors de discussions initiales dans un dossier. Ce qui est inapproprié, c'est de continuer de les avoir une fois que la décision est prise. »

« J'avais décidé d'accepter le nouveau rôle que m'avait confié le premier ministre, mais s'il y avait eu une directive publiée dans la Gazette du Canada [infirmant la décision de la DPP], j'aurais immédiatement démissionné du cabinet. »

« J'ai averti le greffier du Conseil privé que l'on s'aventurait sur un terrain dangereux. J'ai soulevé la thèse qu'à titre de procureure générale, je ne pouvais agir d'une manière qui ne soit pas objective, qui ne soit pas indépendante. Je ne peux ne pas être motivée par des intérêts politiques. Toute cette situation correspond à cela. »

« Je viens d'une longue lignée de matriarches et je dis toujours la vérité, selon les lois et les traditions de notre communauté. C'est ce que je suis et serai toujours. »

CHRONOLOGIE DES INTERVENTIONS

Jody Wilson-Raybould affirme avoir subi des pressions constantes de septembre à décembre pour faire éviter un procès criminel à SNC-Lavalin. Voici ses allégations concernant le déroulement des événements.

4 septembre 2018: Jody Wilson-Raybould reçoit un mémo indiquant que la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, exclut toute négociation d'un accord de réparation avec SNC-Lavalin.

6 septembre 2018: Le bureau de Mme Wilson-Raybould reçoit un premier message du cabinet du ministre des Finances, Bill Morneau, pour un accord de poursuite suspendue. Le personnel politique échange des courriels. Mme Wilson-Raybould demande une rencontre en tête à tête avec le premier ministre sur un autre sujet.

7, 8 et 9 septembre 2018: Le personnel politique de Mme Wilson-Raybould discute du rôle de procureur général. Une définition est transmise à des conseillers du bureau du premier ministre.

11 septembre 2018: Une conversation a lieu entre Ben Chin, chef de cabinet du ministre des Finances, et un membre du personnel de Mme Wilson-Raybould. Il décrit les termes possibles auxquels SNC serait prêt à se plier.

16 septembre 2018: La chef de cabinet de Mme Wilson-Raybould, Jessica Prince, reçoit un appel de conseillers au bureau du premier ministre, Mathieu Bouchard et Elder Marques, pour discuter de SNC. Selon Mme Wilson-Raybould, ils disent comprendre les limites de ce qui peut être fait, mais évoquent l'idée d'obtenir un avis juridique externe. Mme Prince soumet ses inquiétudes quant à des interférences dans le processus judiciaire.

17 septembre 2018: La rencontre demandée avec le premier ministre Trudeau a lieu. Le greffier du Conseil privé y est aussi. Même si l'entretien ne devait pas porter sur SNC, le premier ministre aborde « immédiatement » le sujet. Il demande de l'aide pour trouver une solution pour SNC. Elle lui dit qu'elle n'interférera pas avec la décision de la directrice des poursuites pénales.

19 septembre 2018: Jody Wilson-Raybould a une rencontre avec le greffier du Conseil privé, Michael Wernick. Il lui rappelle la possibilité de pertes d'emplois dans le dossier SNC-Lavalin. La même journée, Mme Prince reçoit un appel d'Elder Marques et de Mathieu Bouchard, conseilleurs au bureau du premier ministre. Ils veulent une mise à jour sur ce qui se passe. Ils proposent une approche informelle. Mme Prince fait part de son malaise. La même journée, le ministre Morneau parle à Mme Wilson-Raybould de la nécessité de sauver des emplois. Elle lui demande de dire à son cabinet d'arrêter de contacter le sien à ce sujet.

20 septembre 2018: La chef de cabinet de Mme Wilson-Raybould reçoit d'autres appels du bureau du ministre des Finances sur SNC.

18 octobre 2018: Le conseiller Mathieu Bouchard appelle Mme Prince et demande si on a envisagé de demander une opinion juridique externe. Un thème qui revient souvent, précise Mme Wilson-Raybould.

19 octobre 2018: SNC-Lavalin demande une révision judiciaire de la décision de la directrice des poursuites pénales.

26 octobre 2018: Un conseiller réitère à Mme Prince l'idée d'aller chercher un avis externe.

22 novembre 2018: Rencontre avec les deux conseillers du bureau du premier ministre. Ils continuent à essayer de la convaincre d'évaluer toutes les options.

5 décembre 2018: Jody Wilson-Raybould rencontre le secrétaire principal du premier ministre, Gerald Butts. Les deux avaient demandé l'entretien. Elle voulait lui parler de SNC, des pressions subies par son personnel et elle. Il essaie lui aussi de la convaincre de trouver une solution.

7 décembre 2018: Elle reçoit une lettre du premier ministre, datée de la veille, avec une lettre du PDG de SNC datée du 15 octobre. Elle lui répond qu'elle ne peut pas commenter, que c'est devant la justice.

18 décembre 2018: Sa chef de cabinet est convoquée d'urgence à une rencontre avec Gerald Butts et Katie Telford, chef du cabinet du premier ministre, pour parler de SNC-Lavalin. Ils veulent savoir où la ministre en est pour trouver une solution.

19 décembre 2018: Conversation téléphonique avec le greffier du Conseil privé, qu'elle qualifie d'« assez longue ». Elle se dit « déterminée » à mettre fin à « toutes les interférences et conversations » sur le sujet. Le greffier lui fait part de la détermination du premier ministre.

7 janvier 2019: Elle reçoit un appel du premier ministre qui l'informe qu'elle est écartée de son poste de ministre de la Justice et de procureure générale.

11 janvier 2019: Le greffier du Conseil privé informe la sous-ministre de la Justice de la mutation de Mme Wilson-Raybould. Il lui dit qu'une des premières conversations que le nouveau ministre voudra voir avec le nouvel occupant du poste est le dossier de SNC-Lavalin.