Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, conserve le pouvoir discrétionnaire de conclure un accord de réparation avec SNC-Lavalin, même si la directrice des poursuites pénales du Canada (DPPC), Kathleen Roussel, a écarté cette option pour éviter un procès à la firme d'ingénierie québécoise, accusée de fraude et de corruption relativement à ses efforts pour obtenir des contrats du gouvernement en Libye.

Mais s'il décide d'outrepasser la décision de la DPPC, il devra en faire la justification en publiant un avis public dans la Gazette du Canada - sorte de journal officiel du gouvernement du Canada qui permet aux Canadiens de connaître les nouvelles lois et les nouveaux règlements, de même que les règlements projetés par Ottawa ainsi que les décisions de tribunaux administratifs, a indiqué vendredi une source gouvernementale.

Cette source a indiqué que le ministre Lametti dispose aussi du pouvoir, en vertu de la Loi sur le directeur des poursuites pénales, de nommer un procureur externe dans ce dossier, s'il le juge à-propos, pour conclure cet accord de réparation, compte tenu des lourdes conséquences économiques que pourrait avoir un procès criminel contre SNC-Lavalin qui déboucherait sur un verdict de culpabilité.

Mais encore là, le ministre devra justifier sa décision en publiant un avis public dans la Gazette du Canada. « La Loi sur le directeur des poursuites pénales prévoit certains pouvoirs d'intervention de la part du Procureur général. Le Procureur général peut demander des explications. Il peut demander au directeur de revoir sa décision. Il peut prendre le contrôle d'une poursuite. Il peut émettre une directive spécifique relativement à une poursuite. Ces pouvoirs-là existent. Ils n'ont pas encore été exercés. La dernière fois que M. Lametti s'est fait poser la question à ce sujet, il a dit qu'il n'avait pas pris de décision », a indiqué vendredi cette source gouvernementale.

« Un espèce de veto »

Rappelons que SNC-Lavalin doit répondre à des accusations de fraude et de corruption pour avoir versé 47 millions de dollars en pots-de-vin entre 2001 et 2011 afin d'obtenir des contrats de la part du gouvernement de la Libye. Un verdict de culpabilité pourrait empêcher la firme québécoise d'obtenir des contrats publics pendant une période de 10 ans au Canada.

Selon cette source gouvernementale, la clause incluse dans le régime d'accord de réparation, qui interdit explicitement au Service des poursuites pénales du Canada de prendre en compte « les considérations d'intérêt économique national » si l'entreprise fautive est visée par des accusations en vertu de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, comme c'est le cas pour SNC-Lavalin, ne constitue pas un obstacle qui empêcherait la conclusion d'une entente à l'amiable.

Tout indique que cette clause a pesé lourd dans la balance quand la directrice des poursuites pénales du Canada a décidé d'écarter l'idée de conclure un accord de réparation avec SNC-Lavalin.

« Il ne faut pas l'interpréter de manière isolée », a insisté cette source gouvernementale, affirmant que cette clause a été ajoutée parce que le Canada est signataire de traités internationaux en matière de lutte contre la corruption.

Dans une entrevue accordée à La Presse jeudi, l'avocat et criminaliste Jean-Claude Hébert était d'un tout autre avis. Selon lui, il est juridiquement impossible d'ignorer une telle disposition qui est un véritable « carcan ». « Cela est un espèce de veto qui empêchait de considérer un sauf-conduit pour SNC-Lavalin. Je ne sais pas qui a eu la bonne ou la mauvaise idée d'introduire cette disposition dans le Code criminel, mais une fois qu'elle est là, on ne peut pas l'ignorer », a soutenu Me Hébert.

Campagne de lobbying

Après avoir vu la Gendarmerie royale du Canada (GRC) déposer des accusations de fraude et de corruption, SNC-Lavalin a entrepris une campagne de lobbying auprès d'Ottawa pour que le gouvernement canadien se dote d'un régime d'accord de réparation.

Selon le registre fédéral des lobbyistes, des représentants de SNC-Lavalin ont réussi à obtenir une cinquantaine de rencontres avec des responsables gouvernementaux et des députés depuis 2017 afin de discuter de dossiers liés à la « justice » et à « l'application de la loi »

Quatorze rencontres ont eu lieu avec des proches collaborateurs du premier ministre. Ces représentations avaient pour but d'obtenir la conclusion d'un accord de réparation ou d'un accord de poursuite suspendue.

En entrevue à l'émission Midi info sur les ondes de Radio-Canada, vendredi, le ministre des Infrastructures et des Collectivités, François-Philippe Champagne, a défendu bec et ongles l'option d'un accord de réparation.

« Un juge ne peut pas ordonner, par exemple, qu'une compagnie cesse ses activités dans un pays. Un juge ne peut pas ordonner que vous fermiez une division. Un juge ne peut pas ordonner que vous licenciiez certains individus. Par contre, dans une entente contraignante, on peut avoir ce genre de remède-là, parce que ce que l'on veut, finalement, c'est de changer la culture d'entreprise, sans pénaliser des gens qui n'ont rien à voir avec cela », a-t-il affirmé.

Trudeau soutient avoir dit à sa ministre de décider seule

Justin Trudeau a soutenu vendredi que c'était l'ancienne ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, qui lui avait demandé l'automne dernier s'il avait l'intention d'intervenir dans la poursuite de SNC-Lavalin. Le premier ministre affirme avoir conclu l'échange en précisant que cette décision appartenait à elle seule. Mme Wilson-Raybould serait toujours ministre de la Justice si son collègue Scott Brison n'avait pas démissionné, a par ailleurs avancé M. Trudeau, tout en refusant de donner des détails sur les raisons qui ont récemment poussé la ministre à quitter son poste. Le premier ministre a dû répondre à de nouvelles questions dans l'épineux dossier SNC-Lavalin, lors de son passage à Kanata, en banlieue d'Ottawa, pour dévoiler une subvention à l'entreprise technologique BlackBerry. L'annonce a été éclipsée par les allégations de pressions politiques dans le dossier de la multinationale québécoise. « Je peux vous dire que nous avions fait le remaniement ministériel parce qu'un de nos membres seniors de l'équipe a choisi de quitter et je peux vous dire très simplement que si Scott Brison n'avait pas quitté son poste au sein du conseil des ministres, Jody Wilson-Raybould serait encore ministre de la Justice et procureure générale aujourd'hui », a-t-il dit. Mme Wilson-Raybould, qui avait été rétrogradée en janvier de ministre de la Justice à ministre des Anciens Combattants, a démissionné mardi dans la foulée du scandale entourant SNC-Lavalin. - La Presse canadienne