Des centaines de pages lourdement caviardées. Un délai de neuf mois. Le ministère fédéral des Finances invoque diverses exceptions à la Loi sur l'accès à l'information pour ne pas dévoiler aux contribuables s'il entend imposer le paiement de redevances aux géants états-uniens de l'internet comme Google et Facebook pour leurs activités au Canada.

Alors qu'Ottawa dit réfléchir à la façon de faire contribuer les Google, Amazon, Facebook, Apple et autres grandes entreprises du numérique (GAFA) à la production des contenus canadiens d'information ou de divertissement qu'elles diffusent, il demeure impossible de connaître les options envisagées.

La Presse a demandé en février dernier au ministère des Finances de lui fournir les documents produits depuis deux ans sur la possibilité d'imposer des redevances aux GAFA sur les revenus qu'elles engrangent au Canada.

La réponse est finalement arrivée avant Noël, plus de neuf mois plus tard, alors que la Loi sur l'accès à l'information stipule que « les institutions fédérales ont 30 jours pour répondre à une demande d'accès à l'information » et qu'elles peuvent, dans certains cas, « décider d'une prolongation de 30 jours supplémentaires ».

Le Ministère dit avoir identifié 2211 pages de documentation, mais n'en a remis que 830 à La Presse, soit à peine plus du tiers.

Les documents remis sont quant à eux si lourdement caviardés qu'il ne subsiste parfois que quelques mots par page, ce qui rend leur lecture impossible.

Ceux qui sont lisibles sont essentiellement des documents déjà rendus publics, comme un article tiré du site internet anglophone de Radio-Canada ou un rapport du Forum des politiques publiques, organisme à but non lucratif indépendant et non partisan.

Quelques-uns sont des fiches d'information rédigées à l'interne qui présentent, par exemple, un survol des politiques d'autres pays en la matière.

Tout ce qui porte la mention « commentaire », « recommandation » ou « positions notables » est systématiquement et entièrement caviardé.

Attitude du fédéral décriée

Le ministère des Finances a invoqué, pour justifier la rétention de nombreux documents, l'article 21 de la Loi sur l'accès à l'information, qui permet de refuser la communication « des avis ou recommandations » élaborés par ou pour un ministre.

« C'est l'exception dans la Loi dont l'abus est le plus fréquent ! », s'exclame Duff Conacher, professeur de politique et de droit à l'Université d'Ottawa et cofondateur de l'organisation Démocratie en surveillance.

Il déplore que de simples informations soient décrites comme des « avis au cabinet » pour justifier leur non-divulgation et remet aussi en question la pertinence de ne pas divulguer de véritables avis, estimant que le secret entourant l'élaboration de politiques du gouvernement peut mener à de mauvaises décisions et au gaspillage de fonds publics.

« Le public a le droit de savoir que peut-être l'avis n'est pas bon ou honnête ou qu'il ignore certains faits clés. »

- Duff Conacher, professeur de politique et de droit à l'Université d'Ottawa et cofondateur de l'organisation Démocratie en surveillance

Duff Conacher n'est toutefois pas surpris qu'Ottawa veuille « garder secrètes ses discussions et délibérations sur ce sujet », soulignant que « le gouvernement a beaucoup d'amis » au sein des GAFA et que « beaucoup de gens » issus de ces entreprises sont désormais au gouvernement.

« Les liens entre les libéraux et ces entreprises influencent l'élaboration de politiques d'une façon négative, ce qui n'est pas dans l'intérêt public », estime M. Conacher.

« Le système ne fonctionne pas »

La Loi sur l'accès à l'information est si désuète qu'elle est « un genre de paravent » dont se sert le gouvernement pour se prétendre transparent, estime l'avocat spécialisé en accès à l'information Michel Drapeau, lui aussi professeur à l'Université d'Ottawa.

« Le système ne fonctionne pas », déplore-t-il, et par conséquent, « le public est mal informé ».

Cette situation est d'autant plus déplorable à ses yeux que « le Parti libéral en a fait tout un plat aux dernières élections », parlant de « transparence comme d'un nouveau code de la route » et promettant d'améliorer la loi.

Or, le projet de loi C-58 visant justement à modifier la Loi sur l'accès à l'information a été vertement critiqué par de nombreux observateurs, sa première mouture ayant même été qualifiée de recul par la commissaire à l'information du Canada.

S'inspirer de la France

Le gouvernement « se traîne les pieds » dans le dossier des GAFA, s'insurge le député néo-démocrate de Longueuil-Saint-Hubert et porte-parole en matière de culture et de patrimoine, Pierre Nantel.

Il juge essentiel qu'« un pourcentage de leurs revenus » soit redistribué aux producteurs du contenu qu'elles diffusent.

Pierre Nantel compare d'ailleurs les GAFA à une station de radio. 

« Les gens n'iraient pas sur Google s'il n'y avait pas là du contenu créé par des ayants droit, comme personne n'écouterait la radio s'il n'y avait pas des chansons composées par des ayants droit. »

Il suggère notamment de s'inspirer de la France, qui imposera à partir du 1er janvier une taxe aux géants du numérique.

Le député exhorte aussi le ministère du Revenu à mettre fin à son « immobilisme crasse » et à forcer les GAFA à « appliquer la TPS », de même que le gouvernement québécois les forcera à percevoir la TVQ à partir du 1er janvier.

- Avec William Leclerc, La Presse