Les tensions entre Pékin et Ottawa ont encore monté d'un cran hier après que la Chine eut annoncé que deux ressortissants canadiens soupçonnés d'avoir « menacé sa sécurité nationale » étaient détenus sur son territoire. Plusieurs analystes y voient une réponse stratégique à l'arrestation au Canada d'une dirigeante du géant des télécommunications Huawei visée par une demande d'extradition américaine.

La Chine, qui considère l'arrestation récente à Vancouver d'une dirigeante de Huawei comme un acte politique plutôt que juridique, pourrait avoir décidé d'appréhender ces deux ressortissants canadiens en vue de négocier un improbable échange de détenus.

Un ex-ambassadeur du Canada en Chine, Guy Saint-Jacques, a indiqué hier en entrevue à La Presse que Pékin avait utilisé un stratagème de cette nature en 2014 pour tenter d'obtenir la libération d'un résidant de la Colombie-Britannique d'origine chinoise faisant l'objet d'une demande d'extradition des États-Unis.

Un couple de missionnaires canadiens présent depuis des décennies en Chine, Julia et Kevin Garratt, avaient été appréhendés peu de temps après l'annonce de l'arrestation au Canada de Su Bin, qui était accusé par le FBI d'avoir volé des renseignements de défense américains.

M. Saint-Jacques, qui était en poste à Pékin à l'époque, note que de hauts fonctionnaires chinois l'ont approché pour demander au Canada de faire preuve de « flexibilité » dans le dossier de M. Su en suggérant qu'ils en feraient autant, le cas échéant, avec le couple canadien pour lui permettre de recouvrer sa liberté. « Ils voulaient faire un swap, un échange », dit-il.

L'ex-diplomate canadien affirme qu'il a tenté en vain de convaincre ses interlocuteurs que le gouvernement canadien ne pouvait intervenir dans le processus juridique d'extradition de l'homme d'affaires. « Ils ne m'écoutaient pas », relate-t-il.

« Une parodie de justice »

À la surprise de M. Saint-Jacques, Su Bin a accepté au bout de quelques mois de détention d'être extradé vers les États-Unis, où il a fini par plaider coupable.

Julia Garratt a été libérée au début de 2015, mais ce n'est qu'en septembre 2016 que son mari a enfin pu rentrer au Canada.

L'ex-ambassadeur du Canada explique que les autorités chinoises avaient mis beaucoup d'énergie à étayer leur cause contre le ressortissant canadien, obtenant même une prétendue « confession » dans des conditions abusives.

Plutôt que de couper court au processus après l'extradition de Su Bin, ils l'ont fait durer, dit-il, pour étayer l'idée que la justice chinoise suivait son cours indépendamment de la volonté du gouvernement. « C'était une parodie de justice », relate M. Saint-Jacques.

Ce n'est qu'après que le premier ministre Justin Trudeau eut insisté en personne auprès de son homologue chinois sur la nécessité de libérer M. Garratt que l'affaire s'est finalement conclue, relate-t-il.

M. Saint-Jacques estime qu'il est logique de penser aujourd'hui que les arrestations en Chine du consultant Michael Kovrig, avec lequel il a déjà travaillé, et de l'entrepreneur Michael Spavor sont liées à celle de la haute dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou. Elle est soupçonnée de fraude par les autorités américaines, qui demandent son extradition.

« En Chine, il n'y a jamais de coïncidences », relate l'ex-ambassadeur, aujourd'hui rattaché à l'Institut d'études internationales de Montréal, à l'UQAM.

Roland Paris, spécialiste des relations internationales de l'Université d'Ottawa, est aussi d'avis que les arrestations survenues en Chine découlent probablement de l'arrestation de Meng Wanzhou.

« Il n'y a pas de preuve incontestable que c'est le cas, mais la chronologie [alimente les soupçons] et la Chine a souvent arrêté des gens par le passé pour se donner un pouvoir de négociation accru. » - Roland Paris

Même si l'universitaire agissait comme conseiller pour Justin Trudeau durant la période où est survenu l'épisode de Su Bin, il n'a pas voulu aborder le dossier hier, affirmant qu'il ne « pouvait commenter ».

La Chine devrait comprendre aujourd'hui, dit-il, qu'« appliquer de la pression sur le gouvernement canadien pour le pousser à intervenir dans le processus d'extradition ne fonctionnera pas ».

Les autorités doivent par ailleurs soutenir autant que possible les ressortissants canadiens détenus et éclaircir les faits qui leur sont reprochés tout en évitant autant que possible de faire monter la tension, dit-il.

« Sécurité nationale »

Un porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Chine cité par l'Agence France-Presse a indiqué hier que les deux hommes étaient soupçonnés d'« activités menaçant la sécurité nationale » du pays.

« En Chine, la notion de sécurité nationale est très élastique », a commenté hier Guy Saint-Jacques, qui juge la position du Canada très inconfortable.

« Il y a deux éléphants qui s'affrontent et nous sommes pris entre les deux. Mal pris entre les deux », relate l'ex-diplomate en parlant de Washington et Pékin.

La Chine, dit-il, devrait exprimer sa colère envers les États-Unis, puisque c'est de là qu'émane la demande d'extradition contre Meng Wanzhou, mais ses hauts dirigeants ne peuvent le faire, de crainte de compromettre la recherche d'une entente dans le différend commercial opposant les deux pays. « Alors ils se retournent vers nous et nous donnent un coup de pied », dit-il.

Jeff Wasserstrom, spécialiste de la Chine rattaché à l'Université de Californie à Irvine, note que Pékin ne peut accepter qu'un membre de l'élite chinoise issu d'une famille proche des plus hautes sphères du pouvoir soit ciblé par les autorités canadiennes et américaines.

Ses liens avec Huawei, géant chinois des télécommunications soupçonné par plusieurs pays occidentaux de jouer un rôle en matière d'espionnage, rendent une réponse musclée encore plus nécessaire aux yeux de Pékin, dit-il.

À l'instar de M. Saint-Jacques, M. Wasserstrom estime que la Chine veut éviter de s'en prendre de front aux États-Unis pour l'heure, de manière à ne pas compromettre ses chances de rapprochement économique.

« Le Canada est un exutoire pratique pour leur permettre d'exprimer de la colère », dit-il.

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TRUDEAU SOMMÉ D'INTERVENIR

Le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, exhorte le premier ministre Justin Trudeau à s'entretenir dans les plus brefs délais avec le président de la Chine Xi Jinping afin d'obtenir la libération des deux ressortissants canadiens détenus par les autorités chinoises. Selon lui, l'intervention du premier ministre est essentielle pour faire comprendre à Pékin que le Canada respecte l'indépendance du système judiciaire dans la foulée de l'arrestation de la dirigeante du géant chinois des télécommunications Huawei Meng Wanzhou. « Il est totalement inacceptable que des citoyens canadiens qui se trouvent en Chine soient utilisés comme monnaie d'échange de cette façon », a affirmé M. Scheer, qui a aussi critiqué « la naïveté » du premier ministre quant aux relations qu'il préconise avec la Chine. Pour sa part, le ministre des Infrastructures et des Collectivités, François-Philippe Champagne, a affirmé que le gouvernement canadien déploie tous les efforts pour obtenir la libération des deux Canadiens. Il a soutenu que les relations commerciales entre le Canada et la Chine « ne sont pas assujetties à ce qui se passe au jour le jour ». - Joël-Denis Bellavance, La Presse

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QUI SONT LES DEUX CANADIENS ARRÊTÉS ?



MICHAEL KOVRIG

Originaire de Toronto et résidant à Hong Kong, Michael Kovrig a récemment travaillé comme conseiller principal pour l'Asie du Nord-Est auprès de l'International Crisis Group, un groupe de réflexion établi à Bruxelles et spécialisé dans les affaires mondiales. M. Kovrig n'a plus de passeport diplomatique, ni l'immunité que cela lui conférait. Il avait précédemment occupé divers postes en tant que diplomate canadien, notamment au consulat général à Hong Kong, où il a aidé à organiser une visite du premier ministre Justin Trudeau en 2016. Premier secrétaire et vice-consul à l'ambassade du Canada à Pékin de 2014 à 2016, M. Kovrig a sillonné la Chine pour mener des recherches sur les politiques gouvernementales. Ce travail, courant parmi les diplomates, est vu avec une profonde suspicion par le Parti communiste au pouvoir en Chine, ce qui laisse penser que M. Kovrig pourrait être accusé d'espionnage.

MICHAEL SPAVOR

Michael Spavor, installé en Chine, est connu pour ses contacts avec de hauts responsables nord-coréens, dont le dictateur Kim Jong-un. Il a également joué un rôle clé dans la venue de Dennis Rodman, un ex-joueur de la NBA, en Corée du Nord en 2013. En 2015, M. Spavor a fondé Paektu Cultural Exchange, une organisation non gouvernementale qui oeuvre pour faciliter les échanges sportifs, culturels, touristiques et commerciaux avec la Corée du Nord. Le journal du Parti communiste chinois, le People's Daily, a indiqué sur Twitter que M. Spavor était « soupçonné de se livrer à des activités portant atteinte à la sécurité nationale de la Chine [et] faisait actuellement l'objet d'une enquête par le bureau de la sécurité de la ville de Dandong » dans la province du Liaoning, dans le nord-est de la Chine. Le quotidien cite des reportages des médias locaux.

- D'après l'Agence France-Presse